tw: parentalité (2018)

New York, 2013

« Non, désolée, je pourrais pas venir Claire. » Des protestations, un soupire, une remarque passive agressive. La brune lève les yeux au ciel, désignant le téléphone d'un geste exaspéré, espérant amuser son collègue. Il lui offre un léger sourire en coin, hochant la tête d'un air compatissant. Finalement, elle échange quelques mots avec son ancienne camarade de classe, qui affirme regretter son absence. Elle en doute fort, ce n'est pas comme si elles étaient les meilleures des amies à NYU. Et puis, elle la croirait peut-être si elle ne savait pas qu'elle avait aussi auditionné pour jouer Eponine. Sauf que Claire n'a même pas été retenue dans l'ensemble. Alors, il est permis qu'elle questionne cette soudaine envie d'aller boire un verre, maintenant qu'elle joue tous les soirs et que son ex-camarade de classe est sans emploi.

Alice respire, boit une gorgée de thé au miel et se concentre sur le stage manager, qui vient faire son speech quotidien, qu'elle écoute à chaque fois. Elle n'est rien si ce n'est bonne élève. Bon, peut-être que des fois, son imagination dérive un peu et qu'elle se perd à regarder le beau gosse qui joue Valjean. Une des filles de l'ensemble lui a dit qu'il était super vieux, mais elle a du mal à y croire. Il est trop canon pour être vieux. Il paraît aussi qu'il a une copine. C'est plus embêtant. Mais surtout, c'est le meilleur pote/frère (elle n'a pas encore tout à fait compris comment ça marchait cette affaire) d'Harry, avec qui elle commence à bien sympathiser. A force de mourir dans ses bras tous les soirs, ils ont fini par parler et il est super drôle. Et talentueux, du genre, qui lui donne envie de reprendre des cours de chant pour être sûre d'être à la hauteur. Peut-être qu'elle pourrait, discrètement, lui poser quelques questions au sujet d'Arash. Même si c'est loin d'être sa priorité, elle n'y peut rien si elle a des yeux. Et après avoir passé tant de temps à suer sang et eau pour son diplôme, elle ne serait pas contre un peu de bon temps.

Son téléphone vibre à nouveau, le nom de Matt s'affiche. Ugh. Il ne manquait plus que ça. Si elle a repris contact avec lui, leur relation n'en reste pas moins tendue et elle n'apprécie pas qu'il l'appelle alors qu'il sait très bien qu'elle n'est jamais disponible en soirée. Surtout qu'il va probablement se plaindre de leurs parents ou lui demander de l'argent. Ce n'est pas comme si elle en avait beaucoup et encore moins pour qu'il s'achète des baskets ou investisse dans le bitcoin. Elle éteint son smartphone, accordant son attention pleine et entière à Eponine.

New York, 2018

Sa fille dans les bras, essayant de la bercer pour qu'elle se rendorme, Alice se demande un instant si un jour, elle n'aura plus de cernes ou si c'est juste une nouvelle caractéristique de son visage. Peut-être qu'elle devrait investir dans les routines skincare hors de prix qu'elle voit régulièrement sur les réseaux sociaux. Ou peut-être appeler sa mère, pour savoir si elle a un remède miracle pour convaincre ses enfants de faire la sieste. Parce qu'évidemment, Orpheus dort maintenant, mais à la seconde où sa sœur se sera rendormie, il va se réveiller brusquement et refuser de retourner dans son lit. Plus ça va, plus la jeune mère est convaincue que ses jumeaux se sont ligués contre elle et son sommeil, spécifiquement.

Elle regarde l'heure, calculant rapidement le temps qu'il lui reste avant de se dépêcher pour avoir le ferry et se rendre jusqu'à Manhattan. L'ensemble de Mean Girls n'est peut être pas le rôle dont elle a rêvé, mais au moins ça va à l'encontre de la tendance des directeurs qui veulent qu'elle incarne Miss Hannigan. Et il faut quand même qu'elle soit à l'heure, si elle ne veut pas être renvoyée. Arash est là, au moins. Elle finit d'ailleurs par abandonner et lui tend Aria, avec un petit sourire. « Ta fille refuse de se rendormir et il faut que je me douche. » Elle lui dépose un baiser sur la joue et file vers la salle de bains, profitant du répit pour passer quelques minutes plantée là, les yeux fermés, à profiter du silence relatif.

La brune n'avait jamais pensé que la maternité serait facile. Et ça s'est globalement même mieux passé qu'elle ne l'aurait cru. Déjà, elle n'a subi aucune transformation physique radicale qui aurait pu affecter sa voix. Elle a peut-être même gagné en maturité vocale. Mais la fatigue est constante, elle ne peut pas y échapper. Elle a aussi l'impression de n'avoir aucun autre sujet de conversation. Certes, elle a toujours eu des passions dévorantes, que ce soit l'athlétisme puis Broadway. Mais jamais auparavant n'avait-elle eu la sensation que toute son existence était centrée autour d'un seul sujet. Et elle voit bien, les autres parents dans la rue qui n'ont que les exploits de Timmy et Janice à la bouche, elle sait que c'est agaçant. Alors, elle s'efforce de ne pas faire pareil. Mais il n'empêche que parfois, en chantant somebody doesn't fit in, elle pense aux légumes qu'elle devrait acheter pour diversifier leurs goûts. Et ça ne lui était jamais arrivé, ça lui semble être une sorte de mauvais présage.

New York, 2023

Un coup d'œil sur ses échanges sms avec Anneke pour se rassurer, oui, elle confirmera qu'elles ont bu un verre. Elle change de conversation, confirme l'heure du rendez-vous et qu'elle devrait arriver à peu près à l'heure. Distraitement, se laissant bringuebaler par le métro, elle hésite à appeler Harry. Mais elle a dit qu'elle lâcherait du leste, qu'elle ferait confiance, qu'elle ne fliquerait pas Arash par l'intermédiaire de son frère. Plus facile à dire qu'à faire, après tout ce qu'il s'est passé. Mais comme son ami lui a fait remarquer, elle mérite de profiter et d'avoir du temps pour elle. Et pas juste pour travailler.

La comédienne se contient donc et quitte l'écran d'appel, pour se consacrer à Instagram où elle se rend machinalement dans la barre de recherche. Elle a tapé le nom suffisamment de fois pour que la suggestion apparaisse et elle clique dessus, résistant à la tentation d'aller voir la story qui n'était pas là il y a une heure. C'est juvénile et un peu absurde, de sourire bêtement devant son téléphone en s'efforçant de ne liker aucune image, de peur d'être démasquée. Elle a été obligée de le suivre, son profil étant privé, mais hors de question qu'elle soit prise sur le fait. Finalement, elle clique sur le petit cercle autour de sa photo de profil et le voit sourire à la caméra, visiblement dans une cuisine, entouré de quelques bouteilles. Pas de localisation, pas de comptes tagués.

Ugh, ridicule. Alice range finalement son téléphone, arrivant à destination. Elle sort de la station, se dirige d'un pas confiant à travers les rues new-yorkaises, esquivant en grommelant quelques touristes égarés. Les gens qui ne sont pas d'ici marchent trop lentement et ne savent pas prendre le métro. Oui, ça sent mauvais, non, ça ne veut pas dire que Micheline du Michigan peut se permettre de ne pas se tenir à la barre. Après un énième soupir exaspéré, bousculant légèrement une petite famille entassée à l'angle d'un trottoir, la jeune femme pousse la porte du bar, laissant ce qui la tracasse dans la grisaille et la pollution de la rue.