Lorsqu'il donne ses cours en ligne, Harry les fait de la maison d'Agnes dans laquelle il habite depuis près de 5 ans maintenant. Il a mis du temps à s'adapter à ce format, il est assez mauvais quand il s'agit de parler de technologies. Il n'a pas l'habitude des interfaces compliquées et des écrans qui ne répondent pas. Agnes lui a expliqué à plusieurs reprises comment mettre les réglages d'équerre pour que tout fonctionne bien, mais il est vrai qu'il a mis le temps à prendre le pli. Ses cours en présentiel, en revanche, il ne les impose pas à son amie, qui a bien le droit d'être chez elle sans que des inconnus n'y circulent en permanence. Il a conclu un accord avec une salle de répétitions, non loin de chez eux, qui lui loue une pièce insonorisée à un tarif préférentiel. Il peut s'y rendre sans emprunter de taxi, ce qui est pratique compte tenu du fait que chaque déplacement est rendu complexe par le fauteuil qui l'accompagne partout.

Quand il sort de la pièce après sa dernière session de la journée, il soupire un peu et regarde sa montre. Il a rendez-vous dans une petite demi-heure dans un café qui, lui aussi, est proche de chez Agnes. Il y retrouve Maia, une artiste plus jeune que lui rencontrée sur la scène de Phantom il y a des années. Maia vient d'être sélectionnée pour intégrer le cast de Back to the Future, et arrive donc spécialement de Londres pour ça. Ils n'ont pas vraiment gardé contact depuis Phantom, parce qu'Harry est très mauvais pour entretenir ses relations de toute façon, mais quelques semaines auparavant, Maia lui a envoyé un message pour lui expliquer ses plans et le solliciter pour la partie coaching vocal. Il est toujours flatté que des gens dont la carrière est lancée aient envie de venir le voir lui, pour qu'il les aide dans une partie de leur cheminement et de prise de rôle. Il ne va évidemment pas lui donner cours avant même de l'avoir retrouvée, et c'est la raison pour laquelle il a suggéré ce café de quartier pour qu'ils se retrouvent avant. Il adore leur latte et malgré le fait qu'il n'a jamais compris l'intérêt de remplacer le lait de vache dans ses boissons chaudes, il doit bien admettre que le lait d'amande est devenu un incontournable de ses après-midi studieuses...

Il s'installe à une table, le propriétaire le connait bien, et quand Maia arrive, il met quelques secondes avant de la reconnaître, et lui offre un sourire. Les retrouvailles, quand elles ont lieu avec des gens qu'il connait sans leur être intime, sont rendues un peu complexes par ce fauteuil roulant qui l'empêche par exemple de la prendre brièvement dans ses bras, mais il a appris à composer avec.

- Hey Maia... Ca me fait plaisir de te voir ! Tu as à peine changé, depuis Phantom...

Maia prend des cours de chant depuis des années. Quand on se lance dans une telle carrière, il faut toujours chercher à s’améliorer, à aller plus loin. Lorsqu’elle faisait ses études en musical theatre, sa force était clairement la danse. Elle pouvait s’envoler dans un grand jeté ou tenir un fouetté rond de jambe avec grâce, mais travailler sa voix lui demandait plus d’efforts.  Elle avait cessé les cours de chant lorsqu’elle était dans l’ensemble du Phantom of the Opera, n’ayant pas un rôle chantant. Avec le recul elle s’était d’ailleurs reprocher cet arrêt, peut-être aurait-elle eu moins de difficultés à décrocher un rôle  lors de sa première venue à New-York il y a cinq ans. Elle avait depuis appris sa leçon et prenait des cours particuliers régulièrement. C’était clairement grâce à cela qu’elle avait obtenu ses derniers rôles, et maintenant qu’elle avait un rôle chanté sur Broadway, ce n’était pas le moment de se reposer sur ses lauriers.

Concernant son nouveau professeur, le choix avait été assez été assez évident. On lui avait fait quelques recommandations à son arrivée, mais elle avait appris par les réseaux sociaux qu’un chanteur qu’elle admirait particulièrement, et qu’elle avait rencontré sur la scène du West End des années plus tôt,  donnait maintenant des cours de chant. Elle avait brièvement entendu parler de la raison pour laquelle il n’était plus sur scène et s’était reconverti dans le coaching, et si c’était une grande perte pour la scène de Broadway, c’était un fort avantage pour les jeunes talents comme elle.

Quand elle arrive au café où ils se sont donné rendez-vous, c’est tout de même un léger choc de voir cet homme qu’elle trouvait si grandiose, dans le fauteuil dans lequel il se trouvait. Elle n’en montre rien bien sûr, et c’est de toute façon la joie de le voir et l’admiration qu’elle a pour lui qui prennent immédiatement le dessus sur ses émotions. Cela fait bien longtemps qu’elle ne l’avait pas vu, et c’était assez impressionnant.  « Harry ! Je suis ravie aussi. » Par réflexe, elle se baisse vers lui pour un bref serrage dans les bras de retrouvailles.  Pas certaine si c’est approprié, mais c’est son côté british, elle ne salue pas autrement. Elle s’installe ensuite face à lui, ravie de retrouver ce visage familier.

 « Ah oui, il parait que je ne vieillis pas. Mais tu vois, ça me permet de jouer encore des rôles de lycéennes à trente ans passés alors je ne m’en plains pas. » Elle commande un pumpkin spice latte ‘ lait de noisettes, double dose de pumpkin spices’ avant d’ajouter vers Harry, un sourire affiché pour un remerciement sincère –  « Merci en tout cas de prendre le temps de me voir, j’imagine que tu dois avoir un agenda rempli de talents à coacher. »

L'emploi du temps d'Harry est, de manière générale, assez chargée. Quand il a eu son accident et qu'il a été question pour lui d'arrêter d'essayer d'obtenir des rôles sur scène, il s'est évidemment posé la question de sa reconversion. Dans un premier temps, il a été compliqué pour lui de savoir ce qu'il ferait de ses journées. Bien entendu, il avait toujours la possibilité d'écrire sa musique, ce qu'il fait depuis toujours, ou bien de finaliser le projet de Musical sur Notting Hill qu'il a dans un coin de son esprit, mais ces deux seules activités ne sont pas très rémunératrices. Il a dû rééduquer sa voix avant de pouvoir retourner à la chanson et l'interprétation - une période somme toute assez compliquée de sa vie, pour le coup. Il a ensuite renforcé son activité de professeur de chant, et son agenda s'est rempli rapidement, notamment grâce à la publicité réalisée par Agnes un peu partout et sur les réseaux sociaux - il en aurait été bien incapable lui même. Cette stabilisation de son activité professionnelle lui a permis de reprendre petit à petit du poil de la bête, car sa carrière, brutalement interrompue alors qu'il venait d'enfiler le costume du rôle dont il rêvait depuis toujours, a pris après l'accident un sacré coup d'arrêt.

Il n'accepte plus d'étudiants normalement, parce que le planning est déjà chargé. Mais il n'a pu que faire une exception pour Maia, qui est définitivement à part. Elle s'approche et se penche même pour le prendre brièvement dans les bras. Il répond à son étreinte, peu habitué à ce que les personnes qui ne lui sont pas proches osent franchir la barrière de la chaise - mais il ne va pas s'en plaindre, loin de lui cette idée.

- C'est une chance, tu as tout à fait raison. Félicitations, d'ailleurs. Broadway n'a qu'à bien se tenir ! C'est une chance qu'ils ont d'accueillir autant de bonne graine britannique, ça leur remet les idées en place en terme de prononciation...

Il s'autorise un rire léger, peu habitué encore à la façon de parler des américains qui, pour la plupart, manquent de respect à son prénom de manière systématique.

- Je t'en prie, c'est moi qui suis flatté que tu m'aies appelé moi. Tu es plus une star que moi maintenant ? Je ne sais même pas si je vais pouvoir t'aider !

« Merci Harry. J’ai encore un peu de mal à réaliser que je serai sur une scène de Broadway dans deux semaines à peine. »

Elle avait pourtant eu le temps de se faire à l’idée, on lui avait annoncé la nouvelle en janvier, et elle avait eu quatre mois avant que les répétitions ne commencent. Mais comme beaucoup, Broadway, c’était un rêve. Et alors oui, c’est chouette de rêver, mais quand on atteint ce qui hante nos pensées depuis vingt-cinq ans, lier ce rêve a la réalité dans laquelle on vit demande une certaine acclimatation. Et la pression. Ce sentiment que tout performer connait, ce besoin vital d’être a la hauteur. Plus qu’à la hauteur. Ironiquement, maintenant qu’elle a atteint son rêve, c’est à elle de faire rêver les autres, ces spectateurs qui viennent passer un moment d’évasion au théâtre.

«  Ha, tu as bien raison ! Enfin là le soucis c’est qu’ils me demandent un accent américain … et ce n’est clairement pas mon fort, ils y tenaient moins à Londres. »

Les répétitions se passent relativement bien, si elle ignore les quelques regards en coin qu’on lui adresse, ou les yeux d’Oliver qui cherchent à tout prix à éviter les siens. Elle s’épanouie pleinement dans ce rôle qu’elle pensait pourtant connaitre par cœur, mais qui maintenant prend un peu de fraicheur. Elle ne cherche pas à refaire ce qu’elle faisait à Londres, elle cherche à ajouter de la profondeur au personnage. Et elle est vraiment aidée par le fait de jouer avec son ami, Christopher, avec qui l’alchimie est indéniable.

« Oh je ne sais pas si j’arriverai un jour à ton niveau – sans fausse modestie, hein, je t’ai vu sur scène et honnêtement tu étais incroyable. »  

Elle ne sait pas comment il prend ce genre de remarque, de compliment, maintenant qu’il ne peut plus être sur scène, qu’il ne joue plus ce rôle iconique. Est-il toujours nostalgique ou a-t-il fait son deuil de cette époque de sa carrière ? Elle ne savait pas vraiment comment il avait géré toute cette période, après tout elle n’avait pas garde contact et avait seulement quelques nouvelles par Agnes. Mais le fait est que son talent, il ne l’avait pas perdu, et qu’elle était sincère en répondant qu’elle ne lui arrivait pas à la cheville.

« Mais je fais mon bout de chemin, et j’en suis assez fière. »

Quand elle repense à son premier essai à New-York, cinq ans plus tôt, oui elle est fière de ce qu’elle a accompli. Elle a essuyé refus sur refus après des dizaines d’auditions, et elle avait bien failli abandonner. Mais finalement, ça paie de s’accrocher.

«  Je connais parfaitement les chansons depuis que je suis sur ce musical, mais tu vois je pense que jusqu’ici je les chantais juste ‘bien’. Tu sais aussi bien que moi que c’est loin d’être suffisant. Je dois pousser plus loin et surtout, sortir de ma zone de confort. Je pense que tu es le meilleur pour faire ressortir tout ça. » Incroyable. Elle aimerait, elle aussi, être incroyable, comme Harry. Comme lui avait marqué son esprit toutes ces années plus tôt.

La réalisation, Harry, en toute modestie, n’a jamais eu à passer par cette phase. Les longues études qu’il a menées à Julliard lui ont permis d’explorer la scène, et il n’était pas encore définitivement diplômé quand il a obtenu son premier rôle à Broadway. Dans ce flot de propositions, de rôles à apprendre et de joie de la scène, il n’a pas vraiment eu le temps de ne pas réaliser qu’il finirait par réaliser son rêve. Sans doute la situation serait-elle différente s’il se rendait un jour de nouveau sur une scène quelconque pour jouer un rôle, l’espoir que cette idée se réalise n’étant plus vraiment présent dans son esprit.

- Pourtant, c’est bien toi qui seras sur cette scène, et tu dois avoir suffisamment confiance en toi pour te dire que si tu n’étais pas faite pour le rôle, tu n’aurais pas été choisie pour l’endosser.

Il lui offre un clin d’œil complice en jouant avec la serviette en papier posée sur la table face à lui. Il ne peut retenir une grimace lorsqu’elle évoque l’accent américain, et soupire. C’est un sujet avec lequel il a dû composer lui aussi, bien qu’Arash lui prête, encore aujourd’hui, le refus délibéré de se défaire d’un accent britannique prononcé qui aurait dû le quitter depuis le temps qu’il vit sur le sol américain. Il se souvient bien de ses premiers mois ici, quand même son prénom subissait les mauvaises prononciations. Une époque somme toute assez trouble pour le jeune anglais qu’il était…

- Quelle horreur. Ils ne savent pas ce qu’ils perdent, ces américaines, à vouloir dénaturer notre façon de nous exprimer !

Très de plaisanterie, il est vrai que le sujet est sérieux, et en fonction du show, le travail de prononciation, méticuleux, peut avoir une réelle influence sur le chant.

Harry se perd un instant dans ses pensées, en se remémorant l’époque où il pouvait marcher, courir et danser sur scène. Les gens se souviennent principalement de lui pour Raoul, il est vrai qu’il a rencontré, à cette époque là, un franc succès. Aujourd’hui, il est plutôt connu par le biais d’Agnes, et en tout cas les producteurs et directeurs de casting de Broadway l’ont progressivement oublié.

- Tu peux être fière. C’est gentil, tu sais, mais je doute que mon niveau de l’époque soit différent du tien aujourd’hui. L’important, c’est de toujours travailler, j’imagine, pour garder la voix en forme ? Sans prendre de risques…

Il est flatté par ses compliments, et par le fait qu’elle soit venue jusqu’à lui, aussi. Il peut l’aider, il en est certain, même s’il ne doute pas une seconde du fait qu’elle a toutes les armes pour être formidable sur scène.

- Je pense que tu as déjà les clés en main, mais je peux t’aider à dépasser la seule prouesse vocale, si tu veux ? Je suis content que tu aies pensé à moi, en tout cas. On peut se voir quelques fois avant le début, et que tu avises ensuite si tu as besoin de plus ou si c’est suffisant ? Il ne faut pas s’épuiser pendant la semaine non plus, 6 ou 8 shows par semaine, c’est pas rien…