[tw: panique, soupçon de grossesse non désirée] Eryn combattait ses larmes avec toute la force dont elle était capable de faire preuve. A l’arrière du uber qui l’emmenait chez sa meilleure amie, elle s’efforçait de prendre de longues inspirations parfois saccadées d‘un sanglot étouffé, incapable de contrôler à la fois son angoisse et sa jambe qui faisait trembler jusqu’à la carrosserie de la voiture au grand désarroi de son chauffeur. Ce dernier, elle s’en rendait bien compte, jetait de temps à autres des regards inquiets dans son rétroviseur, mais avait le bon goût de ne pas poser de questions.

Elle avait à peine eu la force de le saluer. Elle n’avait pas envie de se lancer dans un monologue avec un inconnu. Non, Eryn réservait la panique pour Anneke. Anneke comprendrait. Ou peut-être pas, car Ann était catégorique sur la question, mais elle comprendrait son angoisse à coup sûr. Elle serait là pour la soutenir, comme elles l’avaient toujours été l’une pour l’autre. Et elle lui apporterait un œil objectif sur la situation, calmerait peut-être son angoisse le temps de quelques heures.

Distraitement, sa main se posa sur son ventre, comme si ce simple geste suffirait à apporter des réponses à ses questions. Ce serait si simple, pensa-t-elle. Si facile. Elle serait fixée sur son sort si seulement son corps pouvait lui parler. Et rapidement, elle paniqua à nouveau et ferma le poing qu’elle posa sur sa cuisse. A l’instant où la voiture se rangea devant l’Astor House Building, la nausée d’Eryn était si violente qu’elle ne savait plus ce qui l’avait provoquée, la peur, les larmes ou la simple biologie primaire, et il lui fallut quelques secondes les yeux fermés avant de réussir à bouger. C’est son chauffeur qui la sortit de sa torpeur : « Mauvaise gueule de bois, mmh ? » Si seulement. « Ouais. », réussit-elle à articuler entre ses dents, et dans un élan de courage, elle le salua et s’engouffra hors de l’habitacle.

Flottant dans un flou des plus désagréables, le cœur au bord des lèvres, elle mit un temps qui lui sembla interminable à atteindre la porte de l’appartement de sa meilleure amie. Et quand enfin on lui ouvrit, elle tomba nez à nez avec Wes. Son ami, certes. Pas la présence rassurante qu’elle était venue chercher, cependant. Ce fut la goutte de trop pour Eryn dont les larmes s’échappèrent à grosses gouttes sur ses joues, cédant à ses émotions. « I’m sorry. Hi. Sorry. C’est pas que je veux pas te voir, Wes, désolée, dis-moi qu’Ann est là. I need Ann. »

Wes connaissait Eryn depuis plusieurs années et jamais, jamais, il ne l’avait vue en état de faiblesse. Au quotidien, elle était plutôt intimidante. S’il ne la connaissait pas, il l’aurait sûrement trouvée terrifiante. Fort heureusement, Wes bénéficiait du privilège d’être dans ses bonnes grâces, il se considérait même comme son ami, sans doute aidé par son statut de fiancé d’Anneke/pote de Marley.

C’est pourquoi le musicien ne s’attendait certainement pas à la retrouver sur son paillasson, en larmes, comme si son charisme s’était évaporé pour ne laisser qu’une poupée de chiffon détrempée. Désemparé, Wes ne sut que répondre lorsqu’elle réclama sa petite amie, alors il hasarda : « Je suis désolé, elle est pas là, mais je peux l’appeler, ok ? » Joignant le geste à la parole, il s’empara de son téléphone dans la poche de son sweat. Mais avant de contacter qui que ce soit, il choisit judicieusement de faire entrer Eryn. « T’es toute blanche, rentre, viens t’asseoir. » Il la suivit sagement jusqu’au salon et ne s’écarta que lorsqu’elle s’assit, de peur qu’elle fasse un malaise dans le couloir. « Je vais te chercher un soda. Et t’as des mouchoirs sous la table basse. » Il s’absenta une minute, le temps de prendre la boisson la plus sucrée qu’il puisse trouver dans le frigo et, par la même occasion, d’appeler dix fois Ann – qui s’obstinait à ne pas répondre.

À son retour, l’état d’Eryn ne s’était pas amélioré. Il s’assit en face d’elle, lui tendit la boisson d’une couleur orange suspecte et désigna l’écran de son téléphone. « Ann vient de m’envoyer un texto, elle sera là dans 20 minutes. » Il ne tenta même pas de gommer le soulagement dans sa voix. Anneke saurait comment faire, trouverait les mots : contrairement à lui, elle aurait un peu plus d’utilité qu’une plante verte. Il ne lui restait plus qu’à gérer la demi-heure à venir, ça ne pouvait pas être si terrible. Avec assez peu de délicatesse, il mit les pieds dans le plat : « Sérieux, qu’est-ce qu’il se passe Eryn ? Tu me fais flipper, là… Is everything okay with Marley ? » Wes ne se doutait pas de la révélation qui l’attendait. Il s’imaginait plutôt une rupture et ce scénario le peinait infiniment. Parce qu’il aimait Marley, qu’il aimait Eryn, et qu’il les savait plus heureux ensemble que séparés.

Eryn n’avait aucune intention de fondre en larmes aujourd’hui. Elle était stressée, certes, c’était une chose. Elle avait besoin de cracher le morceau après avoir analysé la situation pendant trois jours, bien évidemment. Mais le faire en pleurant ne faisait pas partie de ses plans. Il fallait croire qu’elle n’avait pas mesuré l’ampleur de l’impact que tout cela avait sur elle avant d’être mise sur le fait accompli, face à… well, pas sa meilleure amie, pour sûr. Une contrariété qui constituait la goutte d’eau qui avait fait déborder un vase déjà bien rempli. Elle renifla bruyamment devant Wesley, un peu honteuse mais pas suffisamment pour se cacher, et articula un « Yes, please. » implorant quand il proposa d’appeler Anneke pour elle. Tout à coup, elle réfléchit au jour et à l’heure et se rappela que son amie n’était nulle part d’autre qu’au cours de boxe de Marley et cette simple révélation suffit à redoubler le flot de larmes et à intensifier ses sanglots.

La brune n’était pas dupe : elle avait pris Wesley de court et il avait l’air environ aussi paniqué qu’elle. Eryn ne pouvait pas l’en blâmer – elle aussi se retrouverait bien embêtée si un ami de son compagnon frappait à sa porte dans tous ses états. Tandis qu’elle le suivait jusqu’au salon, elle se força à respirer pour calmer ses émotions, un exercice qui rendit les choses pires que mieux les premiers temps. Alors, guidée par son ami, elle s’installa dans le salon, coudes sur les genoux et s’empara d’un mouchoir dans la boîte qu’il lui désignait. « Merci. », le remercia-t-elle entre deux inspirations saccadées tandis qu’il s’effaçait dans la cuisine et cette pause fut bienvenue.

Durant son absence, ses pleurs commencèrent par gagner en intensité avant de petit à petit diminuer, retrouvant son calme au fil des minutes qui passaient. Et lorsqu’elle le vit réapparaître avec un verre d’une boisson à la couleur plus que douteuse, elle réussit même à lui offrir l’un de ces sourires-grimaces dont elle avait le secret. Elle le remercia à nouveau, puis sa bouche se tordit dans une moue embarrassée : « Ouais, pardon, j’avais oublié qu’elle était à la boxe. » Fourrant le mouchoir souillé au fond de la poche de son jean, Eryn s’empara du verre de soda dont elle vida la moitié d’une traite. Elle s’apprêtait à se justifier lorsque Wes posa les pieds dans le plat, dans une délicatesse digne d’un homme paniqué mais qui ne la choqua pas outre mesure – à sa place, elle n’aurait pas mieux réagi, très certainement. « Non, non, c’est pas Marley. C’est juste qu’il rentre tard ce soir et je pouvais pas attendre, puis de toute façon je sais pas comment lui dire ça, et j’étais toute seule chez moi, j’aurais pu squatter l’Overkill pour me changer les idées mais c’est mon jour de congé et j’ai pas envie que mon équipe pense que je leur fais pas confiance alors… » Elle tournait autour du pot les yeux rivés sur ses doigts qui se tournicotaient les uns autour des autres, inlassablement. Pendant une trentaine de secondes, elle laissa s’installer un silence lourd, incapable de prononcer le moindre mot, ces derniers coincés quelque part dans sa gorge. Puis tout à coup, sa langue se délia. Elle leva un regard apeuré sur son ami et à nouveau, ses yeux se brouillèrent de larmes. « I think I’m pregnant. » Eryn avait lâché l’information comme ça, d’un coup d’un seul, et le prononcer eut pour effet de relancer la machine de ses sanglots qui s’étaient pourtant éteints quelques minutes plus tôt déjà. « I'm pretty sure I am », articula-t-elle avec difficulté lorsqu’elle s’en sentit capable. Finalement, elle grogna, par manque de mots plus appropriés : « Ughhhhhhh c'est le pire moment putain!! »

Lorsque Wesley retrouva Eryn dans le salon, il fut soulagé de constater qu’elle avait repris un peu de contenance. Il s’installa et, les sourcils froncés, l’écouta tourner autour du pot pendant cinq bonnes minutes, sans parvenir à comprendre où elle voulait en venir. Ses traits se décrispèrent lorsqu’il comprit que le problème ne venait théoriquement pas de Marley. C’était au moins ça. Mais aussitôt, tout un tas d’autres scénarios se pressèrent dans son cerveau – aucun ne ressemblait pourtant à ce qu’Eryn s’apprêtait à révéler. Et lorsqu’elle lâcha le mot en p-, le musicien nota quelques secondes d’arrêt, durant lesquelles il demeura figé. Puis son expression changea, passant de l’inquiétude à la surprise la plus totale. « Pregnant. Oh. Ok. » Comment réagissait-on à ce genre d’annonce, déjà ? Féliciter la jeune femme lui semblait extrêmement déplacé, ou du moins prématuré. À défaut de trouver mieux, il meubla comme il put. « Pregnant, like, the whole thing with babies and stuff. » La gêne s'abattit sur lui, tandis qu’il cherchait la chose la moins bête à dire à une Eryn de nouveau en larmes. Il avait d’ailleurs l’impression qu’elle pleurait à cause de lui, à cause de son attitude apathique et de son incapacité à prendre les choses en mains. Finalement, il secoua la tête. « Pardon. Excuse-moi, je suis pas l’homme de la situation. »

Il n’était certes pas l’homme de la situation, mais il avait la chance de pouvoir communiquer avec Anneke. Sa fiancée, fidèle à elle-même, réagit par l’action. Téléguidé par ses textos, Wesley retrouva un peu de confiance en lui. Il désigna son téléphone d’un geste de la main gauche. « Ann vient de me dire qu’elle garde des tests dans la salle de bain. Comme ça, tu serais fixée… Enfin si tu veux ? C’est quand tu veux, rien ne presse, tu peux souffler cinq minutes avant de décider quoi que ce soit. » Il lui adressa un sourire contrit, avant de lâcher, sans vraiment réfléchir : « Prends le temps de finir le soda dégueulasse, aucun de nous deux ne l’aime, alors je le refile aux invités au loucedé. » Au moment où il referma la bouche, il retient sa respiration, pas certain que sa petite plaisanterie soit bien accueillie. Pitié, qu’Ann se dépêche. Et puis soudain, comme s’il avait eu une révélation, Wes finit par mettre le doigt sur ce qui le perturbait. Outre le sujet de la parentalité, qui avait tendance à l’effrayer, il y avait autre chose : être au courant avant Marley le mettait mal-à-l’aise, comme s’il était en possession d’un secret sur lequel il n’aurait jamais dû tomber. Comme s’il avait volé à son ami l’exclusivité de l’annonce, une part d'intimité. Doucement, il souffla à Eryn : « Tu veux que je demande à Ann de ramener Marley ? »

« Yes, Wesley, the babies and stuff. » Eryn souffla entre deux sanglots, un peu agacée. Sa copine Ann aurait su quoi dire, elle. Elle aurait pris les choses en main et promis de tout arranger. Elle n’aurait pas eu toutes les réponses, son avis sur la question aurait probablement été un peu trop tranché pour que ça ne soit vraiment productif, mais Eryn n’aurait pas eu besoin de lui expliquer la signification de pregnant, au moins. Très vite cependant, Wes bafouilla des excuses qui renvoyèrent la barmaid à son comportement pour le moins injuste. Elle s’imposait chez lui, en pleine après-midi, avec ses problèmes, elle n’allait pas non plus être désagréable. Alors, elle rétropédala : « Non, c’est moi. T’y es pour rien. »

D’ailleurs, il faisait de son mieux. En communication avec Ann, il ne tarda pas à lui faire une proposition qui tombait sous le sens. Peut-être en effet qu’il faudrait qu’elle commence par un test. Jusqu’alors, elle n’avait pas osé – son corps parlait pour lui-même, elle avait la chance d’être réglée comme une horloge et relativement constante, elle ne pouvait que remarquer le moindre changement. Elle acquiesça longuement sans répondre verbalement, cependant, accusant l’idée. Elle n'était pas encore prête, pas tout de suite. Aussi, elle sauta sur la petite tentative d’humour de Wes. Elle renifla le soda qu’elle avait pourtant vidé de moitié deux secondes plus tôt avec une grimace. « Sympa le pote. », commenta-t-elle, secouée d’un rire tremblant de sanglots.

Puis, Wes eut une autre idée. Pas soufflée par Ann, celle-ci, à coup sûr. Elle releva la tête, une expression de peur dans ses yeux écarquillés, et secoua la tête, frénétiquement, de droit à gauche. « God, no, absolutely not. » Il était hors de question qu’elle gère Marley dans cet état. Elle le connaissait. Du moins, elle avait en tête quelques discussions animées pas moins de dix ans auparavant. Ils avaient bien changé depuis, mais elle n’était pas certaine de vouloir vérifier sa théorie dans un tel état d’alerte. Elle redescendit d’un étage et souffla doucement : « Sorry, I didn’t want to… I just don’t know what to say to him, and how, and… I’d rather get my shit together before telling him. And just… be sure. » Après tout, tant qu’elle n’était pas sûre et certaine, Eryn était à la fois enceinte et pas du tout. Inutile de tenter le diable. « Je, euh, je veux bien un des tests d’Ann. S’il te plaît. Let’s get this over with. » Déterminée était un grand mot. Elle était même au maximum de l’incertitude. Mais il était temps qu’elle arrête de chouiner sans certitudes.

Elle quitta donc la pièce quelques minutes, et quand elle revint, elle n’avait rien dans les mains. Elle avait laissé le test dans la salle de bains pour éviter de le triturer jusqu’au moment fatidique. « Un quart d’heure, donc. » Eryn s’assit sur le canapé avec une grande inspiration. Les mains sur les genoux, elle commença par contempler le mur face à elle, les décorations qu’elle connaissait par cœur, les guitares au mur et la collection de disques que partageaient ses amis. Puis, parce qu’elle ne pouvait pas supporter ce silence pesant plus longtemps, elle brisa la glace : « Tu, euh, ça marche bien, l’album et tout ? Tu prépares la tournée là c’est ça ? » Inutile de dire qu’elle avait déjà les réponses à ces questions. Elle avait poncé l’album, acheté sa place pour la date à New York, raconté avec fierté à qui voulait l’entendre que son pote était derrière tout ça et entendu parler de tous les détails de la tournée à venir dans la bouche d’Anneke. Mais elle avait besoin de se sortir de la tête ce test de grossesse, ne serait-ce que pour les quinze prochaines minutes.