Harry ne sait pas bien ce qu’il fait là. Il a décidé de sortir avec Arash, un samedi soir après le deuxième show de la journée. Il est fatigué, sobre, et se sent à l’écart d’une soirée qui battait déjà son plein quand il est arrivé. Arash a bu, et il est occupé à discuter avec ses amis. Harry est morose, ne sachant trop ce qu’il doit faire, à qui il doit parler. Un peu comme lors de ces soirées passées avec Marianne et tous ses collègues médecins, sauf qu’Harry s’attendait à mieux venant d’Arash. Il tente de lui faire comprendre plusieurs fois, en sirotant une eau pétillante, et trépigne dans son coin. Il envoie un message à Agnes, comme souvent depuis qu’elle l’a sauvé de léthargie, et tente de se concentrer sur sa voisine de droite qui lui parle sans articuler des nouveaux musicals. Au bout d’un certain temps, las et inattentif, il se lève pour aller trouver son frère. Il a les yeux explosés par la fatigue et l’ennui a fait monter son agacement.

- What’s that party about? I know no one and you’re talking to everybody but me…

Les fêtes ont beau s’être déroulées sous les meilleurs auspices, elles ne furent pas de tout repos entre la famille d’Alice et ses deux enfants en bas âge. C’est donc assez fatigué qu’Arash aborde la nouvelle année, avec une petite soirée en décalé avec ses collègues et à laquelle il a invité son frère pour lui changer les idées. Rien de grandiose mais du bon temps bien mérité en perspective pour les deux hommes qui croulent déjà sous les projets et le travail en ce début d’année chargé. Les choses ne se passent pourtant pas comme prévu et Harry semble s’ennuyer sans son amie Agnes qui n’a pas pu l’accompagner cette fois ci bien que les deux passent vraisemblablement la plupart de leur temps ensemble.

Arash ignore les roulement d’yeux intempestifs dans un premier temps, trop occupé à écouter les ragots des uns et des autres, notamment ceux concernant son boss qu’il est loin d’apprécier, mais Harry de son côté commencé à faire la mauvaise tête de manière plus évidente. Arash le connaît suffisamment bien pour savoir que les choses ne vont pas aller en s’arrangeant et pourtant les mauvaises habitudes prennent bien vite le dessus sur les bonnes. Arash s’agace silencieusement et sans aucune notice il finit par partir au quart de tour lorsque Harry, lui fait savoir qu’il se sent délaissé. Se sentant accusé et ayant laissé l’énervement s’installer au fil des minutes il souffle bruyamment.

- Seriously what’s your issue this time ? You’ve been rolling your eyes since you came here. I’m just trying to have a good time, and I’m sorry if I didn’t give you my undivided attention tonight or if I ruined your movie night with Agnes or something. Gosh Harry, have a drink and don’t be such a bore!

La réaction d’Arash est plus violente que ce qu’Harry avait pu imaginer, et l’espace d’un instant, il recule de quelques pas en dévisageant son frère. Il a l’avantage - ou le grand inconvénient, en cet instant précis - d’être sobre, et met quelques secondes à assimiler la violence du reproche. Harry vient de se coltiner des fêtes déprimantes, alors qu’il aurait dû les passer comme d’habitude dans la famille de Marianne le 24 au soir, et il vient de recevoir les papiers du divorce de l’avocate de sa presque ex-femme. Il est fatigué, doit malgré tout maintenir sa motivation et sa forme à flot pour un rôle difficile et fatiguant - alors oui, en venant ce soir, il s’est permis d’espérer qu’il pourrait au moins avoir un minimum l’attention de son frère à une soirée où il ne connait pour ainsi dire personne.

- I’m not asking for your undivided attention but it could have been nice to just talk?

La remarque sur le verre qu’il devrait boire pour arrêter d’être pénible achève de vexer le britannique qui, évidemment, monte sur ses grands chevaux.

- Well I’m sorry to be a such a boring man to you but I can’t drink because I want to be good at work on monday evening. Next time, why don’t you just don’t invite me, if i’m such a bore? What am I doing here, exactly?

Arash se sent pris en faute, une sensation bien désagréable pour son esprit alcoolisé. Il n’avait aucune intention de se prendre la tête avec Harry ce soir. A l’inverse, le projet initial était plutôt de lui changer les idées dans le contexte du divorce et des fêtes intenses qu’ils viennent de vivre, mais visiblement ses invités et collègues ne font pas l’affaire, et peut-être qu’il aurait dû aller au pub avec son frère à la place même si celui-ci se serait entêté avec son vittel menthe. Les décisions d’Arash ne sont pas toujours du meilleur effet, et il a cette fâcheuse tendance à se braquer facilement pour ne rien arranger, Harry en fait les frais aujourd’hui.

- We can talk, but you seemed bored, annoyed… I don’t know.

Dans ses bons jours Harry n’a aucun mal à intégrer les conversations et à devenir le coeur d’une soirée, mais sa situation actuelle change la donne, un détail qu’Arash aurait pu prévoir, s’il avait pris le temps d’y réfléchir. Si son esprit embué considère la chose, son attention est vite redirigée vers la réplique du britannique.

- I thought you’d have fun, but you don’t fair enough. What do you want to talk about ? i’m sure I can find you some water somewhere…

Arash essaye d’arrandir les angles, mais avec les pintes qu’il a dans le nez, la subtilité n’est pas forcément au rendez-vous.

S’il donne l’impression de s’ennuyer, c’est précisément parce qu’il s’ennuie, mais Arash ne semble pas réaliser l’effort fourni par le britannique pour se déplacer jusqu’ici ce soir, après le show, alors qu’Agnes l’invitait à rentrer chez elle, ce qu’il aurait fait volontiers compte tenu de la tournure étrange de la soirée de la veille - en tout cas, il a fait l’effort de rejoindre Arash à la place, malgré le fait qu’il ne peut pas boire ce soir, et qu’il ne connait pas bien les amis présents de son frère. Mais cet effort passe parfaitement inaperçu, et à part rejoindre la décoration de la pièce à côté d’une plante, il n’a pas servi à grand chose.

- Well, I am bored? I’m alone in the corner.

Il n’est pas évident de s’incruster dans les conversations des gens alcoolisés qui ne sont pas totalement clairs et qui s’oublient un peu dans l’alcool qu’ils ont bu... et Arash ironise en lui demandant de quoi il veut parler et en suggérant de lui trouver de l’eau quelque part. Harry lève les yeux au ciel, piqué au vif par les moqueries d’Arash qui fait mine de ne pas comprendre le soin particulier que le britannique souhaite porter à sa voix compte tenu du rôle dont il vient de s’emparer.

- Well I don’t need you to find me water, I had a free drink already, thank you very much. I don’t need to talk about anything in particular, but not being left alone in a corner would have been nice, although it seems to be too much to ask.

Harry ne saisit pas la perche et continue de s’énerver ce qui engendre évidemment une réaction chez Arash qui perd lui aussi son sang froid dans l’opération. Il devrait faire un effort et il le sait dans le fond. Harry a une très forte personnalité et la période ne lui fait pas honneur pour ne rien arranger, mais Arash est incapable du moindre recul avec deux pintes dans le nez. Il n’a pas bien dormi la nuit précédente et tout ce dont il avait besoin très égoïstement, c’était d’une bonne soirée, quelques bières un peu de musique… mais non.

- Well talk to people what do you want me to say ? I didn’t put you in that corner you went there all by yourself !

Arash souffle. Arash se dispute rarement avec son frère, mais lorsque les deux s’y mettent ils ne leur faut généralement que quelques minutes pour que le coup de gueule éclate.

- But if you’re so bored why are you still here rolling your eyes at everything. Go home and rest, or join Agnes do what you like, clearly you’re just picking up a fight with me here, I don’t need that. I had a long week too.

tw: accident de voiture


Evidemment, Arash fait mine de ne pas comprendre le problème, ou de ne pas le concevoir. C’est souvent de la faute d’Harry, dans ces cas là, avec sa personnalité difficile, sa mauvaise foi, et tout ce qu’on lui prête comme qualités. Ces mots, il les a entendus toute sa vie. Sa mère la première le trouvait difficile, bruyant, peu reconnaissant, insolent, à pinailler sur des détails, à se croire le centre du monde. On lui prête une attitude snob et élitiste, à la limite d’une espèce de dédain qu’il entretiendrait pour le reste du monde comme s’il se considérait meilleur que tous les autres êtres humains. Il a grandi avec cette idée encrée, si fausse soit-elle, qu’il n’était pas accessible, pas suffisamment gentil, pas assez compréhensif, humain ou compatissant, que cette attitude de con ne traduisait qu’une méprise pour les autres et une difficulté à se lier. C’est ce qu’Arash sous-entend quand il lui indique qu’il pourrait parler aux autres, comme s’il était arrivé ici en se positionnant en être supérieur trop bien pour faire la conversation aux autres, ce qui n’est pas le cas. Ils ne sont pas sur la même planète, tous, alcoolisés, heureux, imperturbables. Lui, il est sobre, épuisé, et misérable. Son monde s’est écroulé, il n’a pas la moindre idée de ce qu’il est en train de faire, et il a frôlé l’alcoolisme, sans doute.

- Fine. So sorry to be such a bore. You know what, next time, just don’t invite me?

Il soupire et recule, attrape son manteau qui se trouve non loin, sur le dossier d’une chaise abandonnée.

- Have a great party, Arash.

Il enfile son manteau, en attache la fermeture, et tourne le dos à son frère pour quitter l’endroit. Une fois dehors, dans le froid, il jette un oeil à son portable. Un SMS d’Agnes lui demande s’il rentre bientôt. Il fourre le téléphone dans sa poche - pourquoi est-ce qu’il n’y répond pas ? C’est idiot, elle a expressément indiqué s’inquiéter. Une petite voix flemmarde, dans le fin fond de son esprit, refuse de réaliser son devoir tout de suite. Il s’élance plutôt pour aller attraper un métro avant qu’il ne soit trop tard - mais il y a le SMS d’Agnes dans un coin de son esprit, et la dispute avec Arash dans l’autre. Et la nuit derrière, les lèvres d’Agnes, son parfum dans la pénombre. Et Marianne qui lui hurle dessus, Marianne dans une robe de mariée, et Marianne disparait, Agnes est de retour, elle est aussi dans une robe de mariée, elle lui sourit, d’un sourire franc, généreux, elle lui tend la main, il s’avance vers elle, et il se souvient de son souffle chaud contre son épaule, de sa peau douce et claire. Agnes s’inquiète, Arash le déteste - est-ce qu’il a chanté the finale lair correctement, est-ce qu’il était trop dans la complainte, qu’est-ce qu’il va faire demain ? Est-ce qu’Agnes va le laisser se glisser contre elle cette nuit encore, pour changer la couleur de son demain ? Comment c’est, un dimanche matin dans les bras d’Agnes ? Est-ce qu’Arash va lui pardonner dès demain ? Est-ce qu’il devrait se lever pour le petit-déjeuner, pour la surprendre ?

Est-ce qu’il aime Agnes ?

Il faut qu’il lui réponde, elle s’inquiète. Est-ce qu’elle l’aime ? Il fourre sa main dans sa poche, l’esprit en vrac comme s’il avait bu alors qu’il n’a pas bu. Il faut qu’il lui réponde, elle s’inquiète.

Mais lui, il ne fait pas attention. Il ne voit même pas qu’il est sur le bord de la route, qu’il fait sombre, et qu’il y a deux gros phares qui lui foncent dessus. Il entend à peine le bruit des freins que l’on écrase dans un moment de panique. Il voit à peine les zigzags de la voiture. Il sent à peine le choc du capot contre ses jambes. Il sent son corps qui se soulève, le téléphone qui lui glisse des mains.

Et le silence. Plus rien.