- Harry, wake up for God’s sake.

Une main le pousse et l’arrache au rêve qu’il était en train de faire. Harry cligne des yeux et déchiffre l’heure affichée en lettres rouges sur le réveil qui lui fait face. Il est 6h15. Marianne est à côté de lui, c’est sa main qui le pousse en dehors du lit. Il faut quelques secondes de plus à Harry pour comprendre que la sonnerie de la porte d’entrée de leur maison est en train de retentir avec insistance. Marianne a dû rentrer il y a à peine une heure de sa garde, ce qui explique son air atterré et l’agacement qu’il devine sur ses traits fatigués. Il se frotte les yeux, s’arrache à la couverture si chaude et confortable dans laquelle il aurait préféré rester emmitouflé, et attrape un peignoir puis quitte la chambre en fermant derrière lui. C’est une petite maisonnette de Brooklyn - seule la chambre est à l’étage et elle est à peine plus grande qu’un appartement, mais elle dispose d’un sous-sol inutilisé qui lui sert de salle de musique.

Il s’approche de la porte et l’ouvre après avoir mis ses lunettes sur le bout de son nez, pour découvrir Ann sur le pas de la porte. Il plisse les yeux, la dévisage comme si elle venait de débouler en soucoupe volante d’un endroit insoupçonné, et penche légèrement la tête.

- Ann ? What the hell are you doing here? Do you have any idea what time it is?

Il regarde son poignet gauche comme s’il portait une montre. La réalité c’est qu’il n’est pas si tôt - mais pour Harry, oui. Il est en train de finir le doublage d’un dessin animé disney qui, il en est sûr, rencontrera un franc succès, et il va devoir se lancer dans un processus d’auditions dans les prochaines semaines. Ce n’est pas qu’une journée très chargée l’attende - un peu de studio, quelques cours de chant - mais Harry n’est pas du matin. Il ne l’a jamais été, ne le sera jamais, 6h15, c’est comme si on était en plein milieu de la nuit - son amie à intérêt à avoir une bonne excuse. Il pousse la porte pour la laisser entrer.

- I hope you have a very good reason. I guess you’d like to come in? And drink water probably?

Il ricane un peu mais la laisse entrer cependant.

- We’d better be quiet, Marianne juste came home, she’s trying to begin her night.

Marcher lui avait rendu un peu de discernement. Un peu, seulement, car Ann compensait chaque pensée un tant soit peu lucide par une bonne gorgée de tequila destinée à maintenir cet état second duquel elle n’était pas pressée de sortir. C’était d’ailleurs précisément la raison pour laquelle, lorsque le bar dans lequel elle avait passé une bonne partie de la nuit avait mis ses derniers clients dehors, elle s’était décidée à marcher. L’idée était de ne pas rentrer chez elle tout de suite, parce que rentrer signifiait ruminer, et ruminer ne faisait pas partie de ses plans. Au bout d’une demi-heure, elle s’était fatiguée d’elle-même, et elle eu l’idée du siècle. En partant tout de suite, elle pourrait probablement rejoindre Brooklyn à pieds et ramener le petit déjeuner chez Harry à une heure acceptable. Une idée de génie.

Ann s’était donc arrêtée en chemin pour acheter une bouteille d’alcool, juste pour la route – et pour Harry et Marianne s’ils en voulaient, mais elle en doutait, les connaissant -, puis une seconde fois dans un diner ouvert 24h/24 pour les pancakes – au moins, ça, elle était certaine qu’ils ne feraient pas la grimace.

Et vers 6h15 du matin, une heure qu’elle décida d’un commun accord avec elle-même comme suffisamment tardive pour se pointer chez les gens, elle massacrait le bouton de la sonnette de chez Harry. Ann, persuadée d’avoir eu là l’idée du siècle et absolument pas désaoulée malgré les kilomètres parcourus, ne se contenta pas d’attendre, non, elle sonna jusqu’à ce qu’Harry daigne lui ouvrir. Et quand il s’exécuta enfin, il trouva sur le pas de sa porte une Anneke pas fraîche pour un sou mais dont le rictus et la lueur de bêtise dans son regard étaient sans équivoque – et rappelaient sans doute les grands jours de leurs années lycée. « Goedemorgen ! », eut-elle le temps d’annoncer de son néerlandais le plus flamboyant avant de se faire violemment couper par un Harry qui n’avait décidément pas l’air d’humeur à plaisanter avec elle. Son air agacé suffit à faire perdre son sourire à Ann dont tout le corps s’affaissa, des bras qu’elle avait levés aux traits de son visage. Il n’avait qu’à le dire s’il ne voulait pas la voir, tiens. Non mais franchement. Il était décidément plus drôle il y a dix ans. Ou l’était-il ? Peut-être que c’était elle qui était plus chiante avant. Encroûtée avant l’heure. Allez savoir. Elle grommela, définitivement vexée de n’avoir pas reçu l’accueil escompté : « Well, it was half past three when I left the bar, now the sun is rising and I come with tequila and breakfast, could be worse. »

En entrant dans la maison, elle avait déjà changé de tête. Fière de son idée en frappant à la porte, elle se heurtait à la réalisation qu’elle avait peut-être merdé et qu’elle n’était peut-être pas la bienvenue chez son ami. Une idée qui lui pesait sur la poitrine comme si trois tonnes de briques s’y étaient logées. Entendre parler de Marianne lui assena le coup de grâce et Ann se frotta violemment les yeux et les tempes, à mille lieues de son air espiègle d’il y avait trente secondes à peine. « Oh god, yeah, shit, I forgot about Marianne. » Non, mauvaise formulation. Ann se rattrapa comme elle put : « Well, no, I didn’t forget about her, I just thought she’d be, like, there, I forgot she had to work some nights. You know. » Elle leva un regard triste vers Harry et bredouilla : « I’m the worst, sorry, I just wanted to see my friends. » Long soupir. « But at least I’ve brought pancakes, that makes up for some of it. (Elle leva le sachet de pancakes bien refroidis dans sa main droite à hauteur d’yeux, puis en fit de même pour la bouteille dans sa main gauche.) And again, tequila, but I guess we’re not doing shots, are we ? We could, I mean, haven’t slept in 24 hours I’m down for anything, really. »

Les traits d’Harry se radoucissent un peu à la vision d’une Ann qui ne s’attendait visiblement pas à ce comité d’accueil malgré l’heure. La vérité, c’est que Marianne rentre aux alentours de 5h du matin lorsqu’elle est de nuit, et qu’Harry, qui ne se couche jamais avant minuit ou 1h, vit des nuits qui sont régulièrement interrompues par les allées-venues. Trouver le repos est parfois difficile, mais entre le retour de Marianne et 10h du matin, tout le monde est en général d’accord pour le laisser dormir. Sauf ce matin, évidemment. Fatigué par une nuit courte et interrompue, il se frotte les yeux et s’étire un peu en la laissant rentrer. Ann entre et semble réaliser soudainement que Marianne est ici et qu’elle travaille de nuit. Harry accueille sa confusion avec un sourire pour éviter de la brusquer davantage car il doit bien reconnaître que son amie n’a pas vraiment l’air d’être dans son assiette.

- Marianne, yes, she worked last night and came back at 5. You could have walked in together, almost!

Il rit un peu et s’approche d’Ann.

- Don’t worry, it’s alright. I’m starving anyway, and Marianne usually sleeps like a baby after a night of work. I was just messing with you, we can have breakfast, coffee... and lots of water as well. Thanks for bringing breakfast, and tequila... but shots, not so sure about that though. Not that I don’t like a drink, but rarely as breakfast. And I’ll actually have to be a disney prince in less than 5 hours so... I’ll keep it though and you can come around an evening so we can share this bottle together?

Il s’empare des courses mais en réalité, c’est surtout pour s’assurer qu’elle ne compte pas entretenir son alcoolémie actuelle avec plus d’alcool encore. Il lui semble que l’heure soit clairement à l’eau, même s’il ne juge pas le fait d’avoir envie d’oublier un peu ses soucis dans quelques verres d’alcool.

- Make yourself at home. What do you want? Coffee, tea? Did you have a rough night?

Si Anneke rayonnait quelques secondes plus tôt à peine, l’accueil qu’elle avait reçu l’avait plongée dans un océan de doute qui avait définitivement changé les traits de son visage et son état d’esprit. De fière de son idée ridicule, elle se sentait à présent plus honteuse que jamais. A vrai dire, elle était à deux doigts de faire demi-tour avec le dos rond en se confondant d’excuses, mais Harry l’avait invitée à entrer et il aurait été impoli de changer d’avis après l’avoir réveillé en trombe. « You’re always a disney prince babe. », elle commenta doucement avant de le laisser terminer. « I’d love that, yeah. » Un peu plus que ce qu’elle n’aurait osé avouer. La bonne compagnie lui manquait, et il lui semblait que personne n’avait de temps à lui consacrer. Peut-être bien qu’elle se trouvait des excuses pour se conforter dans sa mélancolie, aussi. En attendant, c’était ce qu’elle ressentait, et le trou dans sa poitrine semblait impossible à reboucher.

« Coffee, thank you. » Elle offrit un sourire faiblard et fatigué sur son visage aux teintes grisâtres de fatigue et se permit de prendre place dans le salon, à sa place habituelle. « Ehm, it was, well… it’s lonely, you know ? You go out and you think you make friends with all these people that buy you drinks and joke around and then they go home and you’re left there by yourself and they never call you back. » De là à dire qu’elle faisait une projection sur ses anciens collègues de travail qui n’avaient pas pris la peine de prendre de ses nouvelles depuis près de trois mois à présent, il n’y avait qu’un pas. « Dad’s found a new girlfriend so he’s not home either. », continua-t-elle d’énumérer pour justifier le pourquoi du comment elle s’imposait chez Harry à une heure où elle n’était manifestement pas la bienvenue. Maintenant qu’elle était posée, cependant, elle avait toutes les peines du monde à garder les yeux ouverts. Elle se pencha et y pressa les paumes de ses mains pour retrouver un peu de contenance. Et quand elle releva la tête, elle s’entendit geindre : « And I hate tequila, it makes my stomach move weird. It’s weird in there. » Dans son corps. Dans sa tête. Rien ne semblait fonctionner correctement là-dedans depuis un moment déjà. Mais il n’y avait rien à y faire et si elle ne fonctionnait pas correctement, ce n’était la faute de personne et surtout pas celle d’Harry. Et puis franchement, elle ne pouvait décemment pas réveiller ce dernier aux aurores uniquement pour se plaindre, non. Elle était la copine fun, pas une geignarde à l’alcool triste, enfin ! Ann était connue pour être le clown de service, elle devait faire honneur à sa réputation. Alors, elle plaqua un sourire surjoué sur son visage et conclut, frappant dans les mains pour clore le sujet : « But I’m okay, the booze makes me a bit emotional, that’s all. Should we eat those pancakes ? I’m starving ! »

Harry est plutôt content et fier d’avoir décroché ce rôle dans Frozen. Cela fait d’ailleurs beaucoup rire Marianne qui n’hésite pas à s’en vanter, pour une fois assez fière de l’accomplissement professionnel de son mari. Mais doubler n’est pas la compétence première d’Harry et il lui a donc fallu s’habituer à ce nouvel exercice qu’il a découvert peu à peu. Il est de plus en plus efficace, mais de là à dire qu’il n’a pas besoin de ses dix heures de sommeil... Il n’est pas vraiment du matin, en plus, éprouve toujours les plus grandes difficultés à être opérationnel avant 10h, sauf en cas d’impératif réellement impératif, ce qui n’est pas toujours le cas. Il met tout ça de côté pour Ann, cela dit, qui a l’air moins en forme qu’à l’accoutumée, en tout cas un peu plus morose qu’il n’a l’habitude de la voir, même si en ce moment, il n’est pas rare que ses traits soient un peu tristes.

Il lui sert une tasse de café qu’il lui tend, mettant du lait et du sucre à sa disposition également, puis s’empare de sa propre tasse. Il va en avoir besoin. Et il réalise bien rapidement qu’il ne s’est pas trompé sur l’état émotionnel d’Ann, qui a effectivement l’air emprunte d’une nostalgie assez violente pour dire les choses faiblement.

- I see, yes. You should have called me before drinking all that tequila, I make good cocktails you know. We could have shared one yesterday, I agree tequila is so hard on people...

Il soupire un peu et lui offre un sourire compatissant. Il s’empare des pancakes sur le comptoir et les met dans une poêle pour les faire réchauffer, avant d’aller déterrer dans le frigo du miel, de la confiture et du sirop d’érable - merci Marianne et sa famille canadienne, honnêtement - pour accompagner le petit déjeuner. Il sort également une carafe de jus de fruit qu’il dépose sur la table, pas peu fier de l’avoir préparé lui même la veille.

- There, you should feel better after all this, right? I’m sorry that you felt this way. You can call me you know? Any time?

[tw : auto-dépréciation, validisme internalisé]

Elle aurait dû l’appeler. Bien sûr qu’elle aurait dû l’appeler, maintenant qu’il le mentionnait, ça semblait si évident. Elle ne pensait jamais à appeler qui que ce soit, si ce n’était son père quand il n’était pas dans la même ville qu’elle. D’ailleurs, il faudrait peut-être qu’elle pense à creuser cette relation codépendante qu’elle entretenait avec Jan Van Asten un jour, peut-être, mais pas aujourd’hui, ni même demain. Pour l’heure, elle n’était pas prête à faire face à des conclusions qui pourraient la bousculer dans son équilibre déjà précaire.

Ses doigts se fermèrent sur la tasse de café que lui avait tendue Harry et la brune se concentra sur la sensation de chaleur dans sa main, et sur l’odeur des pancakes qui commençait à se répandre dans la pièce. Petit à petit, elle se calmait, même si le trou dans sa poitrine ne se refermait pas. Finalement, elle remplaçait la solitude par la culpabilité, commençait même à se fustiger : se sentirait-elle comme ça si elle faisait plus d’efforts pour être un être humain décent ? Peut-être pouvait-elle commencer par ne pas se pointer à leur porte à six heures du matin avec une haleine d’alcool et le comportement qui allait avec. La honte.

Elle ne fit pas part de ses observations à Harry cependant, qui lui faisait la gentillesse de lui servir un petit déjeuner complet malgré son comportement de boulet. Avec du recul, à sa place, elle lui aurait claqué la porte au nez. Non, elle n’ajouta pas une nouvelle couche de mélodrame à ses agissements ridicules. Par contre, elle leva un regard triste mais plein de gratitude vers le brun qui faisait preuve de bien trop de patience envers elle. « Thank you, Harry. » Son sourire lui mit un peu de baume au cœur, et elle le lui rendit. « That was quite bad, wasn’t it ? », demanda-t-elle après s’être noyée dans sa tasse de café. Puis, penaude, moins mélodramatique mais définitivement toujours sur le spectre de la déprime, elle bredouilla : « I know I should call, I don’t know why I don’t. » Parce qu’elle n’y pensait pas, ou quand elle y pensait, elle ne voulait pas déranger, ça n’était jamais le moment, jamais vraiment. Elle n’y pouvait pas grand-chose, alors elle haussa les épaules et parce qu’elle ne désirait pas devenir un poids plus lourd qu’elle ne l’était déjà pour son ami, elle s’efforça de changer de sujet : « So, a disney prince, huh ? Pretty cool, man. Am I allowed to know more ? »