Ezra n’avait pas passé autant de temps dans l’East Village que depuis l’époque où il sortait avec Ann. Et pour être franchement honnête, sachant qu’elle passait sa vie en tournée autour du monde lorsqu’ils étaient ensemble, il y était probablement plus resté ces six derniers mois avec le fiancé de son ex que durant les deux ans qu’avaient duré sa relation. Une pensée étrange qu’il évitait de laisser traîner lorsqu’elle surgissait. Trop bizarre. Et paradoxalement beaucoup trop vraie, c’était un fait, point.

Wes avait commencé par devenir un pote, puis un ami, ensuite une espèce de mentor sans le vouloir. Il donnait son avis sur ce qu’il sortait, l’encourageait aussi à aller voir plus loin que ce qu’il faisait déjà. Aujourd’hui, ils étaient assez inséparables. Il ne se passait pas une semaine sans qu’ils ne se retrouvent dans le studio du duplex de l’Astor House avec divers instruments à la main à composer des petits bouts de trucs qu’ils n’utiliseraient jamais – probablement – et à se donner leur avis sur leurs projets solos respectifs – du moins celui de Wes, Ezra ne se sentait pas encore suffisamment légitime à parler de projet pour désigner ses chipotages.

« Tiens, au fait », interpella-t-il son ami après un court blanc dans la conversation. « La dernière fois tu m’avais fait lire un couplet tu te souviens ? » Il attendit que son ami acquiesce. Puis, il se mit à jouer quelques notes, timidement d’abord. Et lorsqu’il eut terminé, c’est tout penaud qu’il bredouilla : « J’ai posé ça dessus l’autre jour. C’est pas dingue mais j’étais inspiré et si ça peut t’intéresser tu peux le retravailler pour en faire un truc cool ? »

Wes avait vite balayé le fait qu'Ezra soit l'ex d'Anneke. D'accord, la situation n'était pas banale et Mrs Morrible devait penser qu'ils formaient une sorte de ménage à trois… Et alors ? Le musicien ne comptait pas se priver de la compagnie humaine et musicale du jeune homme. Un tel coup de foudre artistique était précieux, d'autant plus qu'Ezra apportait au bassiste un vent de fraîcheur que n'avaient ni ses camarades de la Juilliard, ni les membres de son ancien groupe. Avec lui, rien n'était limité, rien n'était ridicule et pour la première fois depuis longtemps, Wesley s'amusait.

Les mains jointes derrière la nuque, il acquiesça quand son ami lui demanda s'il se souvenait d'un couplet écrit lors de leur dernière session. Et lorsqu'Ezra se mit à jouer une mélodie par-dessus, il apprécia d'un léger mouvement de tête. Il aimait, parce que ça sonnait bien, que c'était intelligemment fait. Il exprima tout de suite son avis – on ne peut plus sincère, Wesley n'aurait pas menti sur un sujet aussi sérieux que la musique. En revanche, il ne put s'empêcher de tiquer sur la dernière phrase de son comparse. « Pourquoi je devrais le retravailler ? C'est bon. Genre objectivement bon. » Il haussa les épaules, jouant le mec détaché. Il ne voulait pas donner l'impression de s'adonner à un pep talk. « J'aime comme ça. J'ai pas envie d'y toucher ou de modifier quoi que ce soit. »

« Par contre… » La petite démonstration d'Ezra lui ayant donné une impulsion créative, Wesley s'empara de sa basse, son instrument de prédilection. « Tu peux le jouer à nouveau ? » Son ami s'exécuta et il l'accompagna de son mieux. Au moment où le silence revint, il lui adressa son plus beau sourire. « Sounds pretty cool, hum ? » Il fallut quelques minutes d'impro supplémentaires pour que Wes pose enfin sa basse et ose revenir au sujet précédent. S'il y avait bien quelqu'un qui connaissait le fonctionnement d'un complexe d'infériorité, c'était bien lui. Il était même champion toutes catégories. « You know you're good right ? »

Ezra avait eu beau mettre un terme à sa carrière d’enseignant pour poursuivre son rêve – enfin atteignable – de vivre de sa musique au moins pour un temps, il n’en était pas moins familier avec le syndrome de l’imposteur, le fameux. Au quotidien, il ne réalisait pas toujours l’impact de ses créations. Que ces dernières soient majoritairement composées de reprises retravaillées à sa sauce n’aidait pas ses affaires : rien n’était plus facile que de se dire que sa musique n’était pas populaire parce qu’elle était la sienne, mais parce qu’elle avait déjà connu son succès sous une autre forme. Ces petites sessions de travail avec Wes avaient donc une espèce d’effet boule de neige quasi drastique sur les capacités et l’ego du brun. Il écoutait religieusement chacun des conseils de son ami et petit à petit, s’ouvrait assez pour se mettre à ses propres compositions – et à les faire écouter à quelqu’un d’autre qu’à lui-même, surtout. Et à chaque fois, il semblait qu’il devenait un peu meilleur que la fois d’avant.

De là à dire qu’il était devenu sûr de lui, il y avait encore un bon grand pas à franchir, mais il avait en Wesley une parfaite confiance et ce dernier le lui rendait bien. Être validé par un musicien aussi bon que Takagi à ses yeux relevait du thérapeutique pour Ezra qui cligna des yeux quelques fois lorsqu’il s’entendit complimenter. « Ah ouais ? », ne put-il s’empêcher de demander timidement. Mais Wes continua sur sa lancée et le jeune homme décida d’accepter le compliment tel qu’il était. Il hocha la tête et se contenta d’exécuter tout ce que celui qu’il voyait comme son mentor lui demandait, rejouant les accords qu’il venait de lui dévoiler pendant que Wes posait une ligne de basse improvisée avec une aisance que le brun lui enviait, un peu émerveillé. Aussi, un grand sourire aux lèvres, il valida : « That sounds great, man, I really like that. You think we could record that ? I wanna hear how it sounds with the vocals too. And add maybe some rhythm guitars to the whole mix, some drums too. »

Finalement emportés par une inspiration soudaine, ils improvisèrent ainsi pendant plusieurs minutes, un instant suspendu qui regonfla un peu l’ego d’Ezra qui s’autorisa à croire en ses capacités. Ça durerait le temps que ça durerait, en attendant, il s’amusait beaucoup et c’était bien là tout ce qui comptait. Après un blanc, cependant, la question de Wes le déconcerta. Il leva un œil distrait vers lui, jouant nonchalamment avec la guitare qu’il tenait entre les mains, puis haussa les épaules : « I’m good enough. » Puis, voyant que cette réponse ne semblait pas satisfaire son ami, il développa : « On sait tous les deux que la compo c’est pas mon truc. Adapter les trucs des autres ? Quand tu veux. Ajouter ma patte à des trucs existants aussi. Mais l’esprit créatif, c’est pas moi. Et c’est pas grave. We’re having fun doing these sessions, that’s all that matters. »