Après un dernier regard à l’heure, Ezra verrouilla son téléphone, le fourra au fond de la poche de son manteau non sans un soupir las et s’engouffra dans la fraîcheur humide de l’automne new yorkais. Il avait passé les premières heures de sa journée l’appareil posé à plat sur la table basse, face contre le revêtement en verre, à prétendre que ce dernier n’existait pas. Il avait à tout prix essayé d’éviter de reproduire le cas de figure de la veille. Non, il n’était pas resté pendu à son téléphone dans l’espoir de recevoir une réponse à un message qui n’en appelait de toute évidence pas. Il ne s’était pas non plus jeté sur ce dernier à la moindre vibration comme un adolescent en peine en espérant voir le nom aussi familier qu’inhabituel de Karan s’afficher à l’écran. Du moins, c’était ce qu’il se forçait à croire, dans la plus grande des mauvaises fois, tandis qu’il avait été incapable de se refreiner – ce qui rendait le tout d’autant plus frustrant et effarant.

Ezra ne s’était pas attendu à ce que contacter Karan ait cet effet sur lui. Il ne l’avait certainement pas fait pour réveiller les vieux démons du passé, et il vivait relativement bien ces dernières années sans réveiller la douleur de la plaie béante qu’avait laissé sa « rupture » avec le musicien dans son cœur. Pendant des années de silence radio à suivre sa progression d’un œil distrait sur les réseaux sociaux, Ezra s’était persuadé d’avoir tourné la page. Et encore toute cette journée qu’il avait passée l’estomac noué sur son canapé à essayer de se concentrer sur le roman dont il lisait les cinq mêmes lignes encore et encore, il en était intimement convaincu : cette sensation de peur qui grondait dans son ventre depuis qu’il avait la confirmation de l’intérêt de Karan pour ce projet de tournée n’avait que peu à voir avec la relation qu’il avait entretenue avec ce dernier. Il était simplement toujours un peu stressant de revoir un visage qui avait compté après plusieurs années de silence, voilà tout.

Alors qu’il marchait d’un pas décidé vers le Starbucks dont il avait envoyé l’adresse à Karan, l’ancien instituteur se rappelait les raisons pour lesquelles il avait ressorti le numéro du jeune homme des tréfonds de son répertoire. Il n’avait pas le choix. Pour des raisons, purement éthiques, il ne pouvait pas partir en tournée sans proposer à son ancien partenaire (professionnel) de le rejoindre. Et pour cause : il était celui qui l’avait poussé à se lancer. Celui aussi qui l’avait aidé à trouver l’inspiration lorsqu’elle peinait à fuser, à composer lorsqu’il doutait. Sans Karan, Ezra n’aurait jamais eu l’opportunité de tout plaquer pour vivre de sa musique aujourd’hui. Ne pas l’inviter lors de sa première tournée n’avait donc aucun sens, peu importe les années passées sans l’avoir dans sa vie. L’élément délicat à présent serait de ne pas retomber dans ses vieux travers, ceux dont il avait fini par réaliser la toxicité avec le recul. Et Ezra se faisait confiance. L’adrénaline qui lui rongeait l’estomac n’avait rien à voir avec ses émotions et tout à voir avec le côté insolite de la situation, rien d’autre.

Voyons.

Il arriva devant le Starbucks peu après Karan dont il n’avait pas vu le message, le téléphone toujours bien planqué au fond de sa poche. Il répondit à son signe de la main par la réciproque et haussa les épaules à sa remarque. Il n’avait pas changé, si ce n’était quelques marques du temps, une lueur plus alerte dans le regard, peut-être. « T’as toujours été le plus à l’heure de nous deux après tout. », déclara Ezra caché derrière un sourire qu’il n’espérait pas aussi attendri qu’il ne le ressentait. Fucking hell, Northman. Il ouvrit la porte et se poussa pour laisser passer Karan, tout en continuant : « T’es pas là depuis longtemps, rassure-moi ? Je me croyais à l’avance. »

La chaleur qui régnait dans le café en comparaison avec l’extérieur l’étouffa. Il secoua la tête en retirant son écharpe, déboutonna le haut de son manteau également. La lumière n’était pas ce qu’il y avait de plus agréable non plus. En général, il ne faisait que passer et emportait sa boisson, évitant ainsi de s'y confronter trop longtemps. Avec un peu de chance, cependant, il oublierait vite l’inconfort de la situation. Ou bien leur discussion ne s’éterniserait pas. « Pumpkin Spice j’imagine ? », demanda Ezra avant de se diriger vers le comptoir. Pour ne pas effrayer le musicien, il omit volontairement les particularités de sa commande dont il se rappelait pourtant sans peine. Il y avait des détails qu’on n’oubliait pas, même après plusieurs années. Une fois servi, il se rendit avec leurs deux boissons vers Karan en face duquel il s’assit le plus nonchalamment possible. Tout en se débarrassant de ses multiples couches de vêtements – écharpe, manteau, gilet -, il bredouilla : « Je, ehm… » Et voilà. Il redevenait aussi maladroit qu’avec un étranger, ce qui était aussi bizarre que normal, compte tenu des circonstances. Ezra avait toutes les peines du monde à regarder Karan dans les yeux, alors il fixa son gobelet fumant et son index qui faisait le tour du bord, encore et encore, en espérant qu’il ne lui en tiendrait pas rigueur – après tout, il n’avait jamais été très doué en bataille de regards. En tout cas, avant qu’ils n’aient le temps de dériver de la raison initiale de leur rencontre, le brun s’éclaircit la gorge et entra dans le vif du sujet : « Est-ce que tu veux que je te réexplique exactement tout ce dont on s’est parlé hier ? Je peux répondre à toutes tes questions, je suis là pour ça. Je suis pas là non plus pour te convaincre ou te mettre le couteau sous la gorge, évidemment, j’espère que tu le sais. Encore une fois tu es la première personne à laquelle j’ai pensé pour des raisons évidentes, mais la décision te revient entièrement. »

Pumpkin Spice Latte, extra cannelle, température contrôlée. Ezra aurait pu s’en sortir tout seul, à vrai dire, s’il ne réfléchissait pas trop, il s’en serait chargé sans peine. Mais avait-il envie d’avoir l’air aussi sûr de lui ? N’allait-il pas avoir l’air trop pédant s’il commandait à la place de Karan sans lui demander son avis d’abord ? Ce dernier risquait peut-être de croire qu’il n’avait pas tourné la page ou qu’il avait un but tout autre que de parler boulot s’il se montrait trop familier. Bref, Ezra réfléchissait trop, un vilain défaut qui n’atteignait de toute évidence pas Karan qui, de son côté, ne se gêna pas. Entre embarras et soulagement de voir que ce dernier avait lui aussi le souvenir de ce genre de détails, le brun se tourna vers l’homme qui prenait leur commande et bredouilla : « Euh, ben exactement ce qu’il a dit, s’il vous plaît. » Il rit doucement. Ou plutôt : il laissa échapper un peu d’air bruyamment par les narines avec un sourire. Ezra se tourna alors vers Karan en haussant les épaules. « Tu me crois si je te dis que j’ai rien testé de nouveau depuis toutes ces années ? » A chaque fois qu’il avait essayé, il avait été déçu. Aussi, il n’essayait plus rien, et se contentait du goût agréable de l’habitude. On ne change pas une équipe qui gagne, et tout le tintouin.

Une fois installés, Ezra fut comme secoué d’une espèce de prise de conscience tardive. Qu’étaient-ils au juste ? Pouvait-il encore le considérer comme son ami alors que tout son esprit avait l’impression d’avoir un inconnu face à lui ? Un inconnu dont il connaissait les forces et les faiblesses et qui en savait tout autant sur lui-même, preuve en était qu’il sembla tout de suite ressentir le malaise d’Ezra qui piqua un fard. « Ouais, je sais. », bredouilla-t-il avec un maigre sourire, et son regard se recentra vers le visage du brun, quelque part entre ses yeux et son front dans une tentative de contenance. Et très vite, ce fut le cas. Parler de choses qu’il aimait et maîtrisait l’aida à se détendre, le point de vue de Karan sur la question également. Lorsqu’il plaisanta, le musicien se retrouva d’ailleurs très naturellement à rétorquer avec un sourire narquois : « Désolé, j’aurais peut-être dû attendre d’être au niveau de Metallica avant de t’appeler, quel goujat je suis de pas encore être multimillionnaire, sérieux. » Amusé par son propre sarcasme, les épaules d’Ezra se soulevèrent dans un rire discret et son regard malicieux croisa l’espace d’une seconde celui de Karan. Ce court instant le laissa avec l’impression que rien n’avait changé, que plusieurs années ne s’étaient pas écoulées depuis leur dernière interaction. Vraiment, quel moment étrange de son existence, à naviguer entre ce qu’il savait et ce qu’il avait laissé derrière lui… Ezra choisit cependant d’ignorer son ressenti et enchaîna : « Non, en vrai, on aura droit à quelques nuits d’hôtel, quand on devra pas se presser pour changer de ville et jouer le lendemain. Notre gros problème étant qu’on case 22 shows sur 27 jours de tournée, tu vois, on aura pas vraiment le temps de souffler, je veux pas te mentir en disant que ça va être que du bonheur, ça risque d’être intense. » Et ce n’était qu’un euphémisme. Intense ne suffisait pas à décrire ce qui les attendait, Ezra en était persuadé. Dans un mouvement impulsif, il se pencha sur la table et posa le doigt sur l'agenda de son ami. « Par contre, on sera rentrés le 3 février, donc ça matche avec ta deadline. Et pour ce qui est de filmer, je compte aussi faire un peu de contenu pour les réseaux donc y’a aucun problème, tu fais ta vie à ce niveau, en tout cas pour ce qui est de nous. Faudra voir avec Wes ce qu’il est ok de dévoiler à son sujet mais honnêtement je le vois mal refuser d’être montré. »

L’idée de tourner avec Karan laissait Ezra avec un sentiment étrange, presque douloureux dans son estomac, entre l’impatience et l’appréhension. Avant de le contacter, il avait pesé le pour et le contre, des dizaines de fois, s’était même pris à espérer que le brun l’envoie paître – ç’aurait été douloureux, mais il aurait été fixé. Le projet pourtant prenait forme devant ses yeux, Karan semblait de plus en plus animé par l’envie de le faire, et Ezra devait être honnête : il n’aurait voulu personne d’autre, aussi inconfortable risquait d’être la situation par moments. Après tout, ils étaient adultes, bien plus matures qu’à l’époque, et l’eau avait coulé sous les ponts depuis qu’il avait décidé que fuir ses problèmes à Londres valait mieux que de les régler en face. Non ?

Karan lui parlait mais ne le regardait pas, ce qui arrangeait bien Ezra qui préférait ne pas s’embarrasser de questions ridicules – trop d’eye contact ? Pas assez ? Qu’allait-il en penser ? – et se concentrer sur les raisons de leurs retrouvailles : le boulot. Rien que ça. Certainement pas les raisons qui poussaient ses zygomatiques à désobéir et fonctionner sans qu’il leur ait rien demandé quand Karan mentionna son endurance. Ridicule, Ezra. Heureusement, il continua à parler, laissant le musicien dans une ignorance qu’il s’évertua à préférer… jusqu’à ce qu’il croise son regard, encore. Son sourire narquois. Ses yeux qui pétillaient de défi. Putain.

« Auquel cas je me réserve le droit de te jeter par la fenêtre du bus, fais gaffe. », répliqua-t-il avec une seconde de latence qui rendit l’échange moins naturel, même si son visage renvoyait la même malice que celui de son interlocuteur. D’ailleurs, parce qu’il n’était pas certain qu’il avait encore le droit de plaisanter de cette façon avec lui, il se ravisa : « Mais je le ferai pas. Puis, y’a pas de raison que ça se passe mal. » Ezra haussa les épaules et marqua une pause en buvant une gorgée de son latte. Les signaux contradictoires le perturbaient, ils n’auraient pas dû le perturber, il était loin le temps où Karan le perturbait rien qu’en le regardant, après tout. Son cerveau le narguait juste, voilà tout, il suffisait de chasser les pensées intrusives et tout irait bien.

Maintenant assuré de la participation de son ami et définitivement perturbé (quoi qu'il en dise), Ezra préféra cependant ne pas tenter le diable. Ils étaient là pour des raisons professionnelles, et il semblait qu’ils avaient fait le tour de la question. Aussi, il termina son latte un peu abruptement et coupa court. « Bienvenue, du coup. Je vais devoir y aller, désolé, mais euh, ça m’a fait plaisir de t’avoir vu et j’ai hâte qu’on rebosse ensemble en vrai. Hésite pas, si jamais t’as des questions, ah, attends. » Il s’empara d’un bout de serviette et d’un stylo qui trainait dans sa poche, gribouilla quelques secondes et tendit le tout à Karan. « C’est mon nouveau numéro, t’hésites pas si t’as la moindre question. On se tient au courant ? »

@Karan Desai