T’en reviens pas qu’elle ait gardé ton nouveau numéro. Pour être honnête, toi, t’étais convaincu qu’il finirait à la poubelle, sans ménagement. Et à raison : la vérité, c’était que tu n’aurais sans doute même pas pu lui en vouloir. Tu sais le mal que tu as fait. Tu n’imagines pas les nuits à se morfondre, les jours à devoir supporter ses parents, probablement aussi lourds qu’à votre rencontre. Pourtant, ils avaient raison sur un point : tu étais tout sauf le gendre idéal. Preuve en était : t’avais commencé par trop faire confiance, à tel point que t’en avais fait des choses qui te mettaient en danger et Prune par extension. Le pire dans tout ça ? C’est qu’il t’avait fallu plusieurs années pour le mesurer. En fait, c’est quand t’as été pris à la gorge dans tous les sens du terme, que tout est parti en steak : tout va bien du moment qu’on peut payer le prix. C’est toujours pareil. Tellement pourri que t’avais même trahi tes amis : les vrais, dans un premier temps, à qui t’avais tourné le dos pour quelques grammes de saloperies, et ceux qui te vendaient ces merdes , quand t’as appelé les flics, bien décidé à arrêter tout ça… Sans que tu ne comprennes, t’avais enfin pris du plomb dans la tête. L’ado attardé devenait adulte. Seulement voilà, t’avais raté le coche le plus important : celui du bonheur partagé avec Prune. Le plus important, pourtant. Tu mesures la chance que t’avais. Tu sais ce que t’as perdu et ça te rend malade. Tu ne peux t’en prendre qu’à toi même.

Voilà pourquoi, lorsqu’elle t’a envoyé ce premier sms t’as paniqué.T’y as vu une chance, mais en même temps, t’as eu peur, surpris. Tu te demandais et te demandes toujours à quelle sauce tu vas finir par être graillé. T’as voulu la rassurer sur tes intentions et ton mode de vie, mais ça n’a pas marché. T’as angoissé, lion en cage intenable à tel point que t’as fini par prendre tes cachetons, terminant ta course sur le balcon où tu as fumé ta clope. Des trucs à faire, hein ? La vérité, c’est surtout que tu ne voulais pas jouer les gars désespérés à trop attendre après un éventuel appel. Si tu t’étais écouté, t’aurais probablement terminé à frapper à sa porte avant même qu’elle ne termine sa réponse à ton message.

Les pieds de nouveau sur Terre, tu as fini par y aller. Timidement, t’as frappé à la porte, lui adressant un sourire fin, lorsque sa silhouette s’est finalement détachée, derrière la porte. « Salut... » que t’as sobrement lancé avant de pénétrer dans ce qui, jadis était aussi ton chez toi. A l’intérieur, t’as l’impression que le temps s’est arrêté. Rien n’a changé, il y a toujours tes affaires, bien que certaines semblent avoir été rangées ailleurs ; peut-être jetées. Tu comprends petit à petit ce que Prune a pu vivre en ton absence mais tu ne comprends pas, ça ne colle pas avec ce que tu as vu : ce type à ta place, le bébé, tout le contraire de la femme esseulée qui ne se remet pas de la disparition de son mari. Et d’un sens, tu penses préférer la solution où Prune est heureuse, avec ou sans toi. T’oses rien dire, t’es crispé. Sans un mot, tu t’installes comme elle te le demande et hoches la tête « non merci, fais au plus simple… un café c’est très bien. » que t’as simplement répondu. Tu ne sais pas quoi ajouter ni pourquoi t’es là. T’aimerais ne faire qu’un avec ta chaise, mais pourtant t’es pas si discret : Prune ne parlerait pas à son mobilier, elle n’est pas aussi cinglée que toi et c’est sans doute pour ça que tu l’aimes tant : elle savait te ramener sur Terre.

Surpris que tu es d’entrer de nouveau dans ce salon. Surpris, mais ému, aussi. T’avais évité d’y penser, de peur que ça te fasse trop mal lorsque tu étais en cure. De peur, peut-être aussi, de ne pas être assez fort, et de ramper, qu’importe les dangers, vers Prune, que la distance te faisait aimer davantage encore. Incroyable, quand t’étais convaincu que tu ne pourrais jamais éprouver de sentiments aussi forts que ceux que tu avais pour elle lorsque tu es parti. Pourtant, t’as rongé ton frein, de peur qu’ils te retrouvent, et de peur qu’elle ne devienne une cible. Plutôt mourir, et c’est ce que t’as fait, symboliquement. Le temps que tout se calme.

T’es pas stupide pour autant, tu sais le mal que tu as fait. Tu sais aussi combien les choses ont du être difficiles pour ta femme et tu n’imagines pas par quoi elle a du traverser… Tu te contentes de te faire petit, mais intérieurement, tu comprends qu’elle ne veuille plus de toi. Malgré tout, tu tentes de faire du mieux que tu peux. Tu lui laisses de l’espace, du temps, t’es plus à l’écoute que tu ne l’as jamais été, tu sais au fond que ça vaut le coup. Du moins, ton esprit enfantin et irréaliste a envie d’y croire comme on croirait au père Noël. C’est pour toutes ces raisons que t’as décidé d’accepter son invitation et que, contre toute attente, t’es là, assis dans votre ancien salon. Tu te fais petit, de peur de déranger ses affaires. Pourtant, tu reconnais quelques uns de tes bibelots, ton bordel n’a pas été viré en totalité, comme si ton fantôme rôdait encore dans ces murs. Tu comprends pas : ça ne correspond pas avec l’idée que tu t’es faite : ce type que tu as vu avec elle, et ce bébé qui dort dans la chambre et qu’elle va d’ailleurs veiller, lorsqu’il se réveille. Tu attends patiemment qu’elle revienne, mais tu te pose une fouletitude de questions : y’a de quoi, non ? Pourtant, tu ne dis rien. Tu l’as assez noyée dans ton flux de paroles, tant face à face que par messages, que pour recommencer la même erreur une seconde fois. Tu attends, silencieux, essayant tant bien que mal de faire ce que tu t’imagines être correct en société : la vérité, c’est que t’as jamais eu aucune idée de comment agir aux yeux du monde, et c’est pas à presque trente ans que ça va commencer. Tu secoues la tête, émerveillé, peut être un peu jaloux du père, de la voir aussi belle avec le petit. Tu la laisses l’installer et mordilles ta lèvre inférieure « il est vraiment mignon… il a quel âge ? » que tu demandes par politesse, résigné et convaincu d’avoir perdu la bataille : Prune n’est plus tienne, rentre te le dans le crâne, mon grand, la chute sera moins haute, mais pas moins douloureuse.

T’es pas spécialement lent d’esprit en temps normal. En fait, t’es même tellement vif que t’as tendance à te fatiguer et fatiguer ton entourage. Alors comment se fait-il que cette fois, ce soit si difficile ? Parce que tu n’arrives pas à comprendre. Le flou est, d’un sens, tellement confortable, que risquer de comprendre la vérité est trop douloureux. Enfin du moins : t’as bien trop peur que la vérité soit celle que tu t’imagines depuis ce jour où tu l’as croisée au parc avec ce type et ce bébé. Ça te tord l’estomac, tu ne parviens pas à t’y résoudre.

C’est pour cette raison que, d’abord, tu restes silencieux. Parce que tu ne comprends pas qu’elle puisse avoir une relation avec un autre dans ces circonstances. Tu ne comprends pas comment elle parvient à faire cohabiter le présent et le passé, là où toi, tu es même simplement incapable d’imaginer un potentiel futur sans elle. Voilà pourquoi tu l’as toujours estimée, bien avant que vous ne vous mariiez : sa force de caractère. Tu continues de réfléchir malgré toi. La machine est grippée, tu ne parviens pas à faire autrement que de décortiquer le moindre fait, le moindre geste. Pendant qu’elle part consoler son fils, tu fermes les yeux. Tu invoques le moindre souvenir de votre rencontre au parc. Quelque chose te dérange, mais tu ne sais pas encore quoi.

Prune finit par revenir avec son petit bout, et tu lui adresses un sourire poli. Tu lui demandes son âge, et soudain, tu ouvres de grands yeux. T’as jamais été bon en biologie, mais tout à coup, tu doutes. 11 mois. Ce qui ramène la conception de ce petit être à avant ton départ. Tu blêmis. « Attends, attends… est-ce que t’es en train de me dire que… ? » tu n’oses même pas prononcer ces mots. Ton coeur est à deux doigts d’exploser, t’as à la fois l’impression de paniquer et en même temps, putain, t’as un fils… Enfin peut-être. Sans doute. Tu n’oses pas y croire jusqu’à entendre son nom. Enzo. Ton second prénom. T’en as le souffle coupé, tu restes bouche bée. T’as juste la présence d’esprit de rattraper le petit avant qu’il ne tombe et articules « est-ce que… tu penses que je peux le prendre … ? » que tu bredouilles, avec la peur au ventre de te faire envoyer balader. Après tout, elle aurait toutes les raisons du monde de ne pas vouloir… T’es tellement absorbé par tout ce que tu penses avoir compris que t’intègres pas tout de suite, qu’elle appelle ton nom ; à dix mille lieues d’imaginer ce qui se trame, sous la frange de ta brune…

T’es paumé. Mille questions se bousculent. Tu ne saurais pas même dire si t’es soulagé ou profondément attristé pour Prune. Tu sais qu’aimer n’est pas seulement donner de soi, t’as tellement peu donné, de toutes façons… Rien de plus que des ennuis, de la tristesse. T’as semé chaos sur ton passage, plaques tectoniques soulevées, volcans en irruption que tu tentes de faire stopper à grands renforts de scotch. Spoiler alert : pas très efficace.

Pas encore capable de digérer, elle est loin, ta superbe. Ces petites blagues qui te permettent de te défiler, cette fois, te font défaut. Rare fois, du moins assez rare pour être soulignée, où tu fais profil bas. Tu comprends l’enjeu. Il ne s’agit pas seulement de Prune, de toi, ou de vous. Il s’agit de cette famille que tu as rejetée par omission. Et pourtant, tu l’as tellement rêvée, cette famille, Milo. T’as tout foutu en l’air. Regard attendri à Enzo, tu essaies tant bien que mal de cacher ton trouble et cette tristesse qui s’empare de toi. Tu ne veux pas le mêler à ça et tout à coup, tu comprends que tu n’as plus le droit de réagir comme un ado attardé. Ses deux yeux grands ouverts te scrutent. Il semble comprendre, ou du moins rechercher en toi les réponses à ces questions que Prune doit se poser depuis des mois. A commencer par : pourquoi eux ? Pourquoi t’as choisi de les laisser ? Tu te caches derrières des excuses depuis ton retour, raisons pleines de bonne foi, et pourtant, maintenant, t’es plus aussi sûr. Tu te sens sale, blêmis. Mais à quoi bon ? Trop tard pour demander pardon. Trop tard aussi pour réparer les choses. T’as fui pour ta liberté, et finalement, t’es au pied du mur plus que jamais. Ému lorsque Prune t’affirme qu’Enzo vient de vous offrir ses premiers pas, tu murmures à l’oreille de votre fils, à peine perceptible, un merci avant de le reposer dans son parc. Insécures et maladroits, tes pas se dirigent vers Prune, t’as dix sept ans à nouveau. Tu te revois, dans la cour du lycée, à sortir trois blagues et puis vous voilà mariés. Et puis vous voilà à parler divorce. Ton coeur se déchire en l’entendant prononcer ses mots, mais comment pensais-tu que les choses allaient se terminer ? L’happy ending n’existe pas, tu l’espères pour Prune, mais tu as conscience qu’en aillant menti de la sorte, t’as souillé tout ce qui vous liait. Tu prends une grande inspiration, t’essaies de chasser comme tu le peux les sentiments qui t’assaillent et secoues la tête. Tes yeux se promènent sur ce visage qui t’a tant manqué et que pourtant, tu évites, depuis que tu l’as retrouvé. « Quoi que tu décides, on le fera. J’aurais pas la prétention de te dire quoi faire, encore moins de te dire qu’il faut absolument une figure paternel à Enzo dont je ne connaissais pas l’existence il y a encore une demi heure. Je sais que tu gères. Que t’es forte. Et je sais aussi que dire ça peut donner l’impression que je me dédouane. Ce qui n’est pas le cas. Ce que j’essaye de dire... » tu hausses les épaules et soupires. Tu crèves de lui dire combien tu l’aimes mais tu sais combien c’est déplacé, surtout après avoir évoqué un éventuel divorce « c’est que je me plierai à ta décision, quoiqu’il arrive. J’te demande juste, si t’es d’accord...d’avoir une petite place dans sa vie ? » tu mordilles ta lèvre inférieure, « on est même pas obligés de lui dire que j’suis son père, si tu préfères pas. J’aimerais juste pouvoir être là pour lui... » tu hésites et murmures « pour toi, aussi. Tu me manques ma Prunelle. Tous les jours. » tu baisses ton regard, l’impression que tout s’effondre à l’intérieur de toi : on a rarement vu moins certain que toi devant ta brune.

Ta tête te semble aussi lourde qu’étrangement légère. Tu ne réalises pas. Tu n’as jamais cru un jour que tu deviendrais père et te voilà assis, à t’émerveiller devant ce petit être, témoignage de vos amoures passées. Prune et toi. Ton coeur se déchire à l’idée de ne pas pouvoir être là pour l’aider dans ses apprentissages ou, plus sobrement, le voir grandir. Tu ne sais pas si Prune accepterait que tu t’en mêles. Après tout, quelqu’un de supposément mort n’est pas des plus utiles à l’éducation d’un enfant, sur le papier. Entendre ta femme parler de divorce te déchire le coeur et pourtant, t’as conscience que pour elle, ce serait la meilleure solution. Il faut que tout ça se termine. Que cette mascarade s’arrête. Que tu la laisses vivre sa vie et surtout, qu’Enzo et elle puissent vivre dans la paix et l’harmonie. C’est pas grand-chose. Tu leur doit bien ça. Alors pourquoi ça te fait autant de mal ?

Parce que jamais tu n’as réussi à imaginer ta vie ailleurs qu’auprès d’elle. Egoïstement, t’as imaginé que tu pourrais revenir, une fois tes affaires réglées et ta vie remise en ordre. T’as cru que tout serait facile, à l’image de ces films à la con dont tu te nourrissais allègrement au centre de désyntox. T’en as tellement bouffé que finalement, la frontière entre la réalité et la fiction… tu sais plus. Tu veux pas savoir, non plus. La vie est tellement ennuyeuse, autant en imaginer d’autres et les vivre ; c’est pour ça, que tu voulais tant faire des films, après tout. Une façon légale et rémunérée de rester dans le déni. Tu restes statique, mais on peut voir dans ta stature que quelque chose en toi s’effondre. Sans ta prunelle à tes côtés, t’es une maison sans fondations. Tu tiens pas droit. Tu sais pas quoi dire. Alors tu tentes, le plus simplement du monde, la sincérité. Tu lui offres tout ce que t’as sur le coeur et à sa réponse, tu attrapes sa main, de peur qu’elle ne disparaisse tout à coup, comme propulsée dans l’espace « alors le sois plus ? Je sais que t’as toutes les raisons de pas me croire. Mais tu peux me faire confiance ma prunelle. T’es plus obligée de te battre. T’es plus obligée de courir. Tu peux te reposer. J’suis là. » Tu sais qu’elle pourrait te rire au nez et te baffer, pour ces mots. C’est ni plus ni moins que ce que tu mériterais, de toutes façons. Pourtant, elle ne le fait pas et te laisse le droit de rester aux côtés de votre fils. Tu crois mourir tellement t’es soulagé et heureux. Tu l’aurais bien prise dans tes bras, embrassée, mais tu n’y es plus autorisé. Au lieu de quoi, tu déposes un baiser dans sa main et tu murmures, l’oeil humide « merci mon coeur… Merci... » merci, et pardon. Ta voix se brise, tu ne parviens pas à terminer ta phrase, encore moins à articuler ces quelques mots. A quoi bon, de toutes façons : tu lui as dit tellement de fois que ça ne veut plus rien dire. Ce n’est que lorsque Prune te prend dans tes bras que la larme roule véritablement sur ta joue. T’as tellement attendu ce moment que tu crois rêver. Tu réponds à l’étreinte, caressant son dos, d’un réflexe inné, comme tu pouvais le faire lors des moments de doutes ou de difficultés, lorsque tout était facile. A regrets, tu la laisses s’éloigner et tu soupires, hochant la tête « je sais. » silencieux, tu t’approches de la fenêtre et t’appuies à la rambarde. Tu cherches une idée de génie. Dans le paysage, la baguette magique qui pourrait te faire revenir en arrière, il y a de ça un an et demie. Au passage, t’irais foutre quelques mandales à ton toi de 2014 : les drogues détruisent des vies et des familles, il devrait le savoir, ce petit con d’abruti.

Tu fais comme tu peux pour essayer de trouver les mots. Pourtant, chacune des phrases que tu peux prononcer ne te convient pas. Pire encore, t’agace. Tu n’imagines pas tout ce que Prune a pu endurer pendant ces quelques mois et l’idée même de jouer aux « arrêtes de stresser maintenant que je suis là » te donne toi même des envies de te claquer. Parce que tu sais que c’est à cause de toi, qu’elle est fatiguée. Qu’elle s’est inquiétée, sans doute plus que de raison, parce que tu n’étais pas là pour gérer la nouvelle de la naissance d’Enzo avec elle. Parce que toutes ces choses de la vie quotidienne où elle aurait eu besoin de ton soutien, elle les a surmontées seule, comme une guerrière. Mais c’est justement parce que tu as honte de n’avoir pas assuré dans ton rôle, parce que tu as besoin d’être à ses côtés pour te sentir bien, aussi cliché que ça puisse paraître, que tu prononces ces mots : s’ils n’ont pas vocation à sembler pédants, tu veux simplement lui assurer les conditions dans lesquelles tu reviens ; à savoir pas celles d’un fuyard. Tes responsabilités, bien que tu aies mis longtemps à les accepter, tu ne veux plus les fuir, tu veux les affronter à ses côtés. C’est ce que font les adultes, askip. Dans tous les cas, tu sais que quand tu faisais le contraire et agissais comme un véritable gamin, ça la rendait malheureuse. Et tu ne veux plus de ça. A regrets, tu recules légèrement, comme pour laisser à ta femme cet espace vital dont t’as conscience qu’elle puisse avoir besoin. Tu l’observes agir avec votre fils : bordel, tu réalises toujours pas. Un sourire doux se dessine sur ton visage, t’es comme fasciné par ce petit bout qui remue, babille, rit, et joue avec la peluche que la brunette lui tend. « rester ? » que tu répètes, un peu surpris. Toi qui t’attendais à te faire larguer en venant, voilà que tu te retrouves père de famille. Mais l’idée n’est pas pour te déplaire. T’es juste intimidé : on ne s’improvise pas père. Surtout pas après avoir fait valser son mariage comme un château de cartes. Malgré tout tu hoches la tête « oui. J’adorerais rester avec vous. » que tu lances d’un ton sincère, avant de les rejoindre sur le tapis de jeu, un sourire reconnaissant adressé à Prune.

Tu marches sur des œufs. Pourtant, tu le connais, cet appartement. Tu en connais l’apparence, les bruits, les odeurs. Il y a quelque chose de rassurant à revenir ici. Rassurant, mais aussi… angoissant, pour toutes les raisons que tu as déjà pu évoquer mille fois plus tôt, dans ta tête. Accoudé au garde corps du balcon, tu fermes les yeux. Tu sens l’air caresser ta peau. Pause dans le tumulte de tes émotions, tu prends une grande inspiration, avant de te retourner, étonné. Parce que bien que de l’extérieur, ce soit évident, toi, tu l’as pas vu venir. « il ne verrait pas un éléphant dans un couloir », disait ta mère. Tu ne vois pas l’évident, parce que tu as toujours mis un point d’honneur à te focaliser sur l’anecdotique, le détail… qui souvent, fait toute son importance. T’as remarqué, ce petit quelque chose, cette inquiétude teintée d’autre chose, que tu ne connaissais pas, dans le regard de Prune. Mais qu’elle veuille que tu restes, ça, non. Tu l’avais pas vu venir, si bien que tu répètes, pour être sûr d’avoir bien compris. Tu ne te fais pas prier, cependant, ravi à l’idée de passer un moment avec ta famille. Ta famille. Ça te fait drôle mais c’est loin d’être désagréable… en fait, si tu marches sur des œufs, c’est surtout par peur de troubler le quotidien déjà bien huilé d’Enzo et de Prune. Timidement, ou plutôt « calmement », tu retires tes chaussures que tu laisses à côté de la baie vitrée, et t’installes, assis, sur l’un des bords du tapis de jeu du petit : tu ne veux pas empiéter dans son espace. T’oses pas. C’est finalement Prune, qui rompt ta gêne, en te proposant de donner son biberon à Enzo. Tu hoches la tête et prends le biberon qu’elle te tend sans aucune hésitation mais mal assuré. Tu t’installes au mieux, avant de lancer « Enzo ? Tu viens mon grand ? » tu lui adresses un grand sourire auquel il répond avant de commencer à s’avancer vers toi, à quatre pattes. Tu finis par le prendre doucement contre toi, et l’installes sur tes genoux puis approches le biberon. Opération périlleuse, mais jusqu’ici, t’as pas l’impression de t’en sortir trop mal. Et puis, y’a que lui qui compte à ce moment. Ses grands yeux qui détaillent tour à tour chaque détail de la pièce, chaque particularité de ton visage, qu’il ne connaît pas. Ça t’émeut. Tu serres les mâchoires pour ne pas te faire avoir par les émotions… et adresses un sourire à ta femme « j’te l’ai pas dit, mais j’ai fait ça toute ma vie ! J’étais nurse à mes heures perdues ! » que tu lui lances dans un clin d’oeil.

T’as cherché ? T’as trouvé. Tu ne sais même pas quoi répondre tant sa remarque te fait mal. Et pourtant, elle est tellement légitime, qu’est ce que tu peux répondre ? Probablement rien. Tu sais le mal que t’as fait. Tu sais combien c’est mérité. Probablement qu’à sa place, t’aurais fait la même. Ou pas. Parce que t’es pas à sa place, tu n’y seras jamais. Tempête intérieure, t’as envie de hurler, te mettre des claques, te mordre. Au lieu de quoi tu te contentes de serrer les dents, te focalisant sur ton fils qui vaut mieux que tous tes états d’âme. « c’est rien. C’était mérité. » que tu te contentes de répondre en soupirant. Tu hausses les épaules et mordilles ta lèvre inférieure, sourire aux lèvres lorsque, finalement, le petit semble avoir terminé. « y’en a un qui avait faim, on dirait ! » que tu lances, tentant de changer de sujet : rien ne pourra assombrir ce moment à tes yeux. Tu reposes le biberon et tout d’un coup, hésites : merde, t’es censé faire quoi, maintenant ? Tu restes hésitant et relèves ton regard vers Prune « ok. C’est quoi, exactement, la suite des opérations … ? » force est de constater qu’il y a des choses qu’on ne peut pas improviser : être père en fait partie.

Sa remarque te fait rire : a première vue, t’aurais pas dit qu’Enzo était glouton, mais en même temps, ça ne te surprend pas. Il n’y a qu’a te voir engloutir des tonnes de bouffe sans prendre un gramme pour comprendre. Tu ricanes « les chiens ne font pas des chats ! » tu lui adresses un clin d’oeil et focalises de nouveau ton attention sur Enzo. Aux mots de ta Prunelle, tu sais pas si tu dois vite poser Enzo de peur d’être peint de vomi de bébé, appeler les urgences de peur qu’il ne s’étouffe… hey, on t’avait pas préparé à tout ça. Merde, comment c’est, la manœuvre de Heimlich pour un bébé ? T’aurais pu paniquer, si t’avais pas ce besoin vicéral d’avoir Enzo contre toi : la peur de les voir disparaître en un clin d’oeil te brise, te rend capable d’accepter n’importe quoi : du fiel cruel mais justifié de ta femme à l’hypothétique éructation de ton fils dans ton cou. T’oses pas bouger, jusqu’à ce que, rassuré, tu suives à la lettre les indications de Prune « putain tu m’as fait peur ! » que tu lâches, amusé. Tu lui adresses un vague sourire et malgré toi, ton regard se reporte de nouveau sur le petit. T’as raté tellement… tellement de choses que tu ne pourras jamais rattraper. « Je vois. Ça fait longtemps, qu’il se débrouille tout seul ? » comme un grand, t’aurais ajouté. Mais il est tellement petit entre tes bras que ça ne fait pas sens : il y a encore quelques minutes, tu n’avais pas d’enfant.

Et puis Prune s’assied à côté de vous. Tu sais que ce n’est pas pour toi. Pourtant, la proximité entre elle et toi te donne des frissons, réminiscences d’autrefois. Un léger regard vers elle t’échappe, mais tu ne dis rien. Le coeur lourd, tu fais comme si de rien n’était. Pour l’instant, tu penses que c’est la meilleure chose à faire : un pas après l’autre, dit l’adage. De l’ongle de ton pouce, tu viens lisser ton sourcil, signe de ton inconfort, de ton stress « ah oui… ? Vous faites quoi, généralement ? Tu veux peut-être le reprendre ? » que tu proposes, essayant tant bien que mal de trouver ta place dans cette situation nouvelle pour toi.