Le silence refuse de laisser place aux pensées qui se bousculent dans l’esprit d’un Harry malmené et perturbé. Les fêtes de Noël se sont bien passées, il s’est fiancé avec Agnes dans l’intimité et la douceur de leur maison, mais les doux souvenirs inscrits dans son esprit sont remplacés par l’amertume de ce nouveau rendez-vous à l’hospital, qui le ramène quelques années plus tôt, quand il a rouvert les yeux pour la première fois, étouffé par les tubes respiratoires, criblé de produits et assommé d’anti-douleurs, incapable de sentir ses jambes, avec la voix éraillée. Une seconde d’une vie qui la change pour toujours. Il a de la chance, il l’a compris quand la colère a cessé de l’habiter tous les jours. Il aurait pu mourir, il s’en est fallu de peu. Il n’avait pas envie de mourir ce soir là, il voulait juste rentrer retrouver Agnes. Et pourtant, il a traversé tous ces instants difficiles et ces journées à rallonge, éloigné d’Arash, incapable de bouger, de rassurer les siens, en signant les papiers du divorce sur un coin de table d’hôpital. A l’époque, l’horizon était sombre, bien entendu. C’est ce qui explique que le mois de janvier ait pu être parfois un moment difficile, désagréable à passer. Et puis, le temps a fait son oeuvre, la vie a repris son cours, il a appris à vivre avec, contrairement à Arash, sans doute, pour lequel le mois de janvier est toujours une épreuve.

Aujourd’hui, alors qu’il dirige son fauteuil vers la maison, il a l’impression que janvier lui tombe dessus, en reprenant la beauté de quelques instants volés pour le ramener à la réalité sèche et dure. Il ne marchera plus, il est trop tard. Il a lu dans le regard de ce nouveau médecin que la prévenance du précédent faisait pitié et que sa naïveté était difficile à saisir. C’est un ami de Marianne, un nouveau médecin chez lequel on l’a traîné pour qu’il puisse ouvrir les yeux. Il n’est pas complètement stupide, cela fait plusieurs semaines que Marianne le bassine avec ça, avec des contrôles, avec des allusions sur ses grandes ambitions. Elle a toujours eu le mérite d’être franche, c’est une qualité de son ex-femme qu’il ne peut nier. Sans doute les membres de la famille s’inquiétaient-ils aussi de leur voir toujours optimiste, et d’ailleurs, alors qu’il est dans l’entrée, qu’un chat lui grimpe sur les jambes, il se demande lui aussi comment il a pu être aussi con, il ne trouve pas d’autre terme. Il aurait bien dû comprendre que c’était terminé. On lui avait dit que cela prendrait peut être un peu de temps - pas cinq ans. Ca n’a jamais été qu’une option parmi les autres, et lui, il a oublié le reste.

Il n’a pas dit un mot depuis l’hôpital. Agnes respecte son silence, mais il sait qu’elle craquera bientôt, pour s’inquiéter, pour rétablir le dialogue, pour le faire parler. Il n’a envie de rien dire. Il n’a pas envie de commenter. Il se sent égoïste, il a l’impression d’avoir échoué, de n’avoir pas fait assez, de ne pas avoir concentré ses efforts sur l’essentiel, alors qu’il aurait pu se relever pour redevenir l’homme qu’il était il y a cinq ans, celui qui dansait, qui marchait, qui jouait sur les scènes de Broadway. Inutile de dire que toutes ces choses ne reviendront pas, et maintenant, Agnes est fiancée à lui et les choses ne changeront plus. Elle le détesterait de penser ainsi, mais il ne peut pas s’en empêcher.

Il se dirige vers la cuisine, tâchant de s’accommoder d’un semblant de courage pour ne pas craquer, les mots du médecin qui résonnent en boucle dans sa tête.

- I’ll make some tea. Fancy some?

Sa voix est maîtrisée, pour l’instant. Il doit donner cours cet après-midi, alors qu’il a envie de s’échapper pour aller prendre l’air. Et il y a Arash, aussi, qui prendrait la nouvelle aussi mal que lui, sans doute. Arash ne doit pas savoir. Mais pour l’heure, il n’est pas en mesure d’exiger d’Agnes qu’elle garde le secret - il est trop concentré sur l’eau qui bout.

La vie d’Agnes a bien changé ces dernières semaines et si la rousse nage dans le bonheur, son esprit est sans cesse occupé par milles projets et bouleversements qui ne lui laissent pas beaucoup de temps pour se reposer. Après des années à attendre que son âme soeur se décide à enfin leur donner une chance, elle doit bien admettre qu’il y a beaucoup de choses dans leur quotidien qui étaient restées en suspens et attendaient qu’ils s’y intéressent sérieusement. Leur fiançailles sont pourtant arrivées rapidement et Agnes épluche déjà les sites d’organisateurs de mariage tandis qu’elle se laisse entrainer tout aussi aisément dans des boutiques remplies de belles robes blanches toutes plus extravagantes les unes que les autres. Seulement aujourd’hui l’organisation de la journée est un peu différente des jours passés alors qu’elle accompagne pour la première fois Harry à l’un de ses rendez vous médicaux. D’ordinaire, l’anglais s’y rend seul, et Agnes est aussi anxieuse que flattée à l’idée qu’il lui propose de l’accompagner cette fois-ci.

Evidemment, cela ne change pas les enjeux et au fur et à mesure du rendez vous, les craintes d’Agnes, mais aussi celles du reste de la famille d’Harry se confirment quand le médecin leur annonce sans équivoque qu’Harry ne remarchera pas. Agnes reste silencieuse même si la colère bouillonne en elle alors qu’elle voudrait intervenir et demander réparation pour tous ces faux espoirs que cet incapable a entretenu au fil des années. Pourtant elle se tait, par respect pour Harry dont le choc est évident. Elle pose sa main sur son épaule avec tendresse et le couple se dirige silencieusement jusqu’à la voiture. Agnes lui laisse le temps dont il a besoin pour digérer l’information, le coeur serré à l’idée de la souffrance qui accompagne cette révélation.

Une fois à la maison, Harry prend le chemin de la cuisine pour préparer du thé, un indicateur de la situation de crise dans laquelle il se trouve. Agnes le suit sans se faire prier et alors qu’elle n’y tient plus, elle s’approche de lui pour prendre sa main.

- Yes of course my love, let’s have tea… We can talk about how you feel too ?

Agnes ne souhaite pas le forcer, mais elle ne peut pas décemment se retenir de lui offrir cette perche. L’américaine l’aime plus que tout et cela ne lui ressemblerait que trop peu que d’éviter le sujet. En réalité, elle l’a sans doute trop fait au travers des années. Et alors qu’elle s’apprête à devenir sa femme, elle souhaite lui prouver qu’elle est prête à avoir ces conversations difficile, à le soutenir dans les moments comme celui-ci.

- You don’t have to hide your pain with me, you’re home and safe and you can be sad and cry if you need to. I do it all the time, it does help...

C’est l’éternel recommencement des mauvaises nouvelles, et Harry se sent un peu idiot ne pas avoir compris avant. Il sait bien ce qui se murmurait dans son dos, il a analysé le regard condescendant, un peu empli de pitié de Marianne. Agnes n’aurait jamais eu l’indélicatesse de faire une remarque déplacée, mais les membres de sa famille savent sans doute depuis longtemps quelle sera l’issue de cet accident qui aurait pu lui coûter la vie. Le pire est derrière lui, qu’est-ce que ça change aujourd’hui, de pouvoir marcher ou non. Ca n’a pas vraiment d’importance. Il est sur son fauteuil, il peut se déplacer, il va se marier. Mais il ne peut plus danser, il ne peut plus monter sur une scène, il ne peut pas faire ce qu’il veut, pas exactement.

Il se souvient des premiers jours à l’hôpital, d’une infirmière aux cheveux roses qui venait le voir sans cesse avec des brochures. Tous ces papiers qui lui expliquait comment il allait vivre sa vie, comment il vivrait normalement. Comment utiliser un fauteuil et comment gérer le sentiment de dépendance qui le suivrait partout, jusqu’à ce qu’il puisse remarcher. Qui le suivra partout, jusqu’à la fin de sa vie, maintenant. Pourtant, il n’est pas à plaindre, il s’en sort bien. Maintenant que son sort est définitif, il faudra sans doute qu’il investisse dans un fauteuil plus confortable. Il va vieillir, et il ne veut pas que le poids de cette histoire retombe sur les épaules d’Agnes. Agnes, qui va devenir sa femme, et qui devra composer avec ça toute sa vie - c’est ce qu’elle fait déjà depuis quarte ans, mais le sait-elle, que maintenant, c’est terminé ? Il ferme les yeux et s’approche du comptoir, le coeur au bord des lèvres. Bien sûr qu’il faudrait en parler, mais il ne sait pas quoi en dire. Il pourrait lui demander pardon d’avoir été si stupide, si naïf, comme un enfant que l’on berce de vaines promesses.

- There is not much to say about things, is it?

Il hausse une épaule, et, mécaniquement, met de l’eau à bouillir. Il a une pensée pour Rose qui ne prend plus l’avion et à quel point il est devenu difficile et éprouvant d’aller la retrouver. Les vols à rallonge sont inconfortable, et les sièges trop petits pour qu’il se sente à l’aise. Il faut payer des fortunes pour avoir un fauteuil plus adapté. Et puis, il y a ce temps d’attente interminable avec un inconnu de l’aéroport qui l’arrache à ses proches pour l’emmener loin d’eux et le faire embarquer comme on chargerait un colis ou une cargaison. Il est injuste, il le sait, il a de la chance d’être en vie.

- I guess once again I was the only one not knowing what was coming. It’s stupid of me really.

Il sait que l’intonation dans sa voix traduit sa colère et son amertume. Il n’arrive pas à s’en empêcher. Il finit le thé, et en verse deux tasses. Il n’a pas très envie de parler, ça lui rappelle trop de mauvais souvenirs. Il a envie d’aller se planquer son la couette pour oublier que cette journée a existé, même si oui, il sait qu’il peut parler à Agnes, qu’il n’a pas besoin d’être pudique, qu’il a le droit d’être triste. Mais pour l’instant, jalousement, honteusement, c’est sa colère qu’il préfère dissimuler.

- Don’t worry. Here’s your tea.

Agnes n’est pas vraiment d’accord avec le raisonnement d’Harry, mais ce n’est sûrement pas sa place d’insister sur le fait qu’il y a beaucoup de chose à dire de cette situation en réalité. Ce qui lui semble important, c’est surtout de lui laisser l’espace pour digérer la nouvelle, qui si elle ne surprend personne dans leur entourage, le percute lui de point fouet finalement. Le couple projette de se marier très prochainement, et Agnes trouve essentiel de lui apporter tout le soutien possible cela dit. Aussi, elle s’approche timidement pour lui prendre la main dans un geste qui se veut affectueux et tendre, mais surtout réconfortant. Harry ajoute qu’il se sent stupide et Agnes secoue vigoureusement la tête à cette idée. Harry est tout sauf stupide.

- You’re not stupid, you’re hopeful, you always optimistic about things and I love that about you. That doctor, he should have told you the realistic truth about all this in the years following the injury. It wasn’t on you to figure it out Harry…

Elle caresse doucement son épaule et soupire, alors qu’il choisit d’aller faire du thé dans un réflexe en situation de crise qui cache bien mal ses origines britanniques. Agnes voudrait l’enlacer mais choisit plutôt de respecter l’espace dont il semble avoir besoin pour l’instant, s’installant au comptoir de la cuisine pendant qu’ils verse de l’eau chaude dans leurs tasses respectives.

- Thanks my love…

Un silence s’installe, un silence lourd que seul le bruit des cuillers qui tournent inlassablement dans les tasses vient perturber. Agnes aimerait trouver les mots justes, mais elle ne peut qu’imaginer la déception d’Harry sans vraiment en saisir toute la douleur associée, le deuil d’une réhabilitation complète qui n’arrivera pas.

- I know it’s hard on you, and I can only imagine how much, but I am here and I feel so lucky to be your future wife. You’re not alone Dreamer, you’ve got me, always and I love you so much I hope you know that.

Agnes lève les yeux de sa tasse pour croiser les siens. Même avec les mois qui passent, elle ne s’est toujours pas habituée à ces trois mots qu’elle peut désormais lui adresser sans aucune crainte. L’amour qu’elle lui porte ne lui rendra jamais l’usage de ses jambes, mais elle espère toutefois qu’il parviendra à être heureux en sa compagnie malgré tout. La vie leur offre un nouveau départ qui implique de faire le deuil d’une certaine vie qu’ils auraient pu avoir si les choses avaient été différente. Harry n’en est pas encore là, mais Agnes a bon espoir que ce setback n’entache en rien les nombreux projets qu’ils ont pu formuler au cours des dernières semaines.