Adrian détestait les rendez-vous professionnels, encore plus avec l'un des patrons de la boîte pour une potentielle ouverture d'une nouvelle boutique en ville. Ils avaient convoqués les managers des diverses boutiques pour leur expliquer le futur de la firme et Adrian déteste les réunions comme ça, parce qu'il trouve ça inutile et puis surtout, il avait autre chose à faire de sa vie que d'entendre parler, il prenait des notes pour faire semblant d'en avoir quelque chose à faire, et puis quand la réunion fut terminée, il prit un café avec ses collègues et parla vaguement des objectifs pour les trois prochains mois, mais aussi des problèmes qu'il rencontrait avec son équipe, et surtout un type qui posait problème de par ses absences et ses retards.

Une fois que tout le monde avait décidé qu'il était le bon moment pour partir, Adrian regarda distraitement son téléphone et il vit que la demoiselle avec qui il parlait depuis quelque temps sur Tinder, avait accepté son rencard. Chez lui. Ce soir. Au moins, elle savait ce qu'elle voulait, et c'était ce qu'il lui fallait à Adrian, quelqu'un qui savait ce qu'il voulait, et surtout, quelqu'un qui ne voulait rien d'autre que de l'amusement, il n'était pas prêt à rentamer quelque chose de sérieux et autant dire qu'il en avait marre de ne se contenter que de sa main droite. Le problème étant que quand on tire un trait sur les relations sexuelles occasionnelles parce qu'on a trouvé quelqu'un avec qui l'on veut du sérieux, quelqu'un a qui l'ont fait confiance, c'est que les préservatifs deviennent superflus. Et donc, Adrian n'avait absolument plus ce qu'il fallait. Et même si c'était un connard fini, pour lui, l'homme devait prévoir ce qu'il fallait et ne pas imposer au sexe opposé d'amener les protections. Il vérifia alors sur l'application notes de son téléphone s'il avait des choses à acheter et il entra dans un CVS, pour faire ses emplettes. Il attrapa une boîte de préservatif, de la vaseline pour Buzz pour ses pattes qui avaient des crevasses, du sel parce que ça lui manquait dans ses placards et deux courgettes, pour tester cette recette que Lou lui avait envoyé et qui était apparemment, the thing to try. Il avait le reste des ingrédients dans son frigidaire mais les courgettes, jamais. Il s'était un peu laissé aller à la mort de Liz, et il avait bien du mal à acheter des légumes. Mais tout cela était une autre histoire, alors qu'il vérifiait s'il n'avait rien oublier, elle se matérialisa sous ses yeux. Comme un fantôme du passé qu'il avait laissé tomber. Il ne savait pas vraiment ce qu'il fallait faire, s'il devait aller la saluer, il ne savait même pas s'il l'avait vu. Mais il tenta et s'approcha d'elle, ses provisions bien calé dans ses mains.

« RJ ? Is that you? » demanda t-il, peu sur de lui, pour la première fois depuis longtemps.

Elle lui rappelait tant de choses de son passé qu'il était tenté d'oublier. Ce passé si sombre qu'il voulait derrière lui à jamais, mais il avait joué au con avec son amie et il voulait rattraper le temps perdu. Si jamais elle lui en laisser la possibilité.

« Sorry, it's stupid. I didn't want to annoy you. Forget that. »

Pour la première fois depuis longtemps, il se sentait comme le roi des idiots, encore une fois.

CW: mentions de sexualité/pratiques sexuelles

De toutes les nouvelles bonnes habitudes que RJ tentait depuis quelques mois d'introduire dans son quotidien, la visite hebdomadaire au supermarché était la plus difficile à implanter. Parce qu'elle détestait les supermarchés, la cacophonie ambiante si oppressante, le small talk jugé nécessaire par une large partie de la faune et la trop grande facilité de la clientèle à hausser le ton à la moindre contrariété. Parce qu'elle avait encore trop tendance à laisser les heures filer aussi, préférant s'oublier dans son boulot plutôt que de s'atteler à remplir son frigo. Rater une visite n'était pas, en soi, si grave que ça, pas avec son abonnement Uber One et sa presque complicité avec l'équipe du japonais du coin de la rue, non. Il restait toujours un fond de paquet de pâtes ou un reste de Lucky Charms en cas de grande, grande faim à trois heures du matin. Seulement ses dernières vraies courses remontaient à trois semaines déjà et c'était donc avec l'image de ses placards et du réfrigérateur complètement vides que RJ s'était traînée de mauvaise grâce jusqu'au CVS le plus proche. Juste un saut, quelques articles, de quoi subvenir à ses besoins et ses envies pendant vingt-quatre heures avant de se décider enfin à faire l'adulte.

Elle était perdue dans la contemplation de deux saveurs différentes de ramen, un pot de glace déjà au creux du coude, lorsqu'elle entendit son nom sur sa gauche. Avec un léger froncement de sourcils, elle s'arracha à ses considérations alimentaires et se retourna. Quelles étaient les chances qu'un parfait inconnu l'ait prise pour quelqu'un d'autre, quelqu'un qui, de surcroît, utiliserait le même surnom qu'elle ? Certainement à peu près aussi minces que celles de retomber sur un ancien ami qui n'avait eu aucun scrupule à l'éjecter de sa vie du jour au lendemain, sans la moindre raison. À la vue d'Adrian, RJ se redressa, carrant les épaules, menton en avant. Un vieux réflexe qui remontait à l'enfance, le mécanisme de défense que les nombreuses remontrances familiales avaient profondément ancré dans sa psyché. Get up, don't slouch, smile. Elle pouvait presque encore entendre sa mère mais RJ n'avait pas particulièrement envie de sourire, loin de là.

Vaguement surprise par le manque d'assurance d'Adrian, elle haussa un sourcil, ravalant la réplique cinglante qui lui monta tout de suite aux lèvres. Quelques mois, quelques semaines même, plus tôt, elle n'aurait sans doute pas hésité mais RJ avait grand besoin de positivité dans sa vie — be the change you wanna see in the world and all that shit. Elle s'efforça de sourire puis, sentant l'effort particulièrement vain, baissa un instant les yeux vers les provisions qu'il avait à la main. Not gonna forget that, ricana-t-elle sans pouvoir s'en empêcher. I'm all for a happy and healthy sex life but that just screams trouble, hon. You really shouldn't get into anal with zucchini or, like, any type of veggies, it's not safe. You know, the lack of a flared base and all? Elle accompagna la remarque d'une grimace un rien exagérée, l'horreur mentale, elle, pourtant bien réelle. I mean, that's what I'd tell a friend, you know, someone who'd actually want me and my advice in their life. Other people, well, they can get stuffed, ajouta RJ avec un regard appuyé pour les courgettes. Ce n'était certainement pas la bonne journée pour la positivité finalement.

Il avait souvent parler en thérapie de ce qui pouvait lui manquer. L'alcool n'en faisait pas partie, mais par contre, les relations qu'il avait dans sa vie d'avant lui manquait. Mais il s'était toujours demandé si les gens l'aimaient ou du moins, l'apprécier, parce qu'il était sympa ou si c'était parce que c'était la bonne patte qui était tellement ivre tout le temps qu'il payait des coups à tout le monde. Sans même savoir qu'il traînait des casseroles, sans même savoir qu'il traînait ses démons sur son épaule, la petite voix qui ne cessait de lui rappeler qu'il n'était qu'une merde, qu'il devait boire, que de toutes façons il n'avait que ça, quand son monde se cassait la gueule. L'alcool, les filles. Et rien d'autres. Des ami.e.s, mais peu de vrai.e.s, parce qu'au fond, Adrian avait tiré un trait sur ses relations en déposant son sac de sport dans ce centre la première fois. Il avait tiré un trait, avait disparu. Et RJ qui se manifestait devant lui, lui renvoyait à la gueule des souvenirs peu glorieux, un peu douloureux. Et pourtant, elle n'y était pour rien. Ce n'était pas elle qui le forçait tout les soirs à prendre un verre, puis deux. Ce n'était pas elle qui l'incitait à boire déraisonnablement. Il était assez grand à l'époque pour se détruire tout seul, il n'avait eu besoin de personne.

Ce qui rassura Adrian sur le champ était qu'elle n'avait pas prit le large et qu'elle n'avait pas disparu d'un seul coup, elle n'avait pas continué son chemin et l'avait encore moins ignoré. Une nouvelle preuve qu'elle était quelqu'un de bien et qu'il n'aurait sans doute pas dû s'écouter à l'époque. Sa réponse fit froncer les sourcils à Adrian et le cheminement se fit beaucoup trop lentement dans son cerveau. « Wh- Oh my god. It's not what it looks like. I'm not into- wow. » Il perdait ses mots une nouvelle fois et il secoua la tête « I mean, people can get stuffed yeah, but I'm not, it's not what you think. » Il avait l'impression de s'enfoncer, et il aurait préféré la recroiser dans d'autres circonstances « The Vaseline is for my dog, Buzz, a nice doggo, a golden ! Chapping of the paws, you know ? And the vegetables, it's Lou ! You remember, my sister ? She sent me a nice recipe and I have to try it before she kills me. » L'histoire semblait abracadabrantesque et il était quasiment sûr qu'elle n'allait pas le croire « And I got back on track on Tinder so... protect yourself and all that shit. » Il fit les gros yeux et une grimace avant de rajouter « Anyway I'm- I'm sorry for .. you know, when I disappeared. Can I explain myself around a coffee or something ? You have all the rights to say no tho.  »

Dans une autre vie, d'autres circonstances, cette situation aurait eu une toute autre saveur, un ton bien différent. Plus léger, le genre employé pour se taquiner gentiment, celui qu'accompagnent des haussements de sourcils lourds de sens et des sourires plus amusés que moqueurs. À une autre époque, c'était exactement l'attitude qu'aurait adopté RJ en tombant sur Adrian et ses deux courses pour le moins propices aux vannes. Seulement de l'eau avait coulé sous les ponts, emportant dans son sillage la complicité et la confiance qu'il lui avait un jour inspiré, toutes deux nécessaires à des échanges plus légers. RJ n'avait pas envie d'être légère, pas envie d'être la bonne copine sympathique, prompte à tout pardonner pour éviter d'être rejetée. Adrian était brutalement sortie de sa vie, sans un mot. Ni coup de fil, ni sms envoyé comme un lâche au beau milieu de la nuit. Elle avait connu des coups d'un soir plus communicatifs que lui. Alors plutôt que tenter de l'aider, en balayant sa propre blague d'un haussement d'épaules et d'un gloussement poli, elle se contenta de le regarder s'empêtrer dans des excuses maladroites. The dog, the sister and Tinder, the unholy Trinity of groceries. Il était très certainement sincère mais ça n'avait pas grande importance. Yeah, I do, commenta-t-elle à la mention de sa sœur. C'était étrange, d'avoir autant de détails sur la vie de quelqu'un qu'on ne connaissait plus vraiment, d'avoir été aussi intime avec un parfait étranger — un thème récurrent dans la vie de RJ ces dernières années. Mais à la différence de son père et de son ex-mari, Adrian la surprit avec des excuses. Plus étonnée qu'elle ne l'aurait pensé — et elle avait une bibliothèque de daydreams et autres scénarios fictifs inspirés de faits réels suffisamment large pour y avoir déjà pensé une fois ou deux — elle recula d'un pas, sa paire de Buffalos flambant neuves couinant sur le carrelage du magasin. Si peu mélodieux, non sans rappelé les bruitages comiques des dessins animés de son enfance, le son lui tira une grimace. Si ils s'étaient trouvés dans une sitcom, deux personnages dépendant du bon vouloir d'un showrunner à l'humour certainement dépassé, c'était précisément là que les rires enregistrés se seraient déclenchés, pour appuyer l'une ou l'autre des blagues dont elle aurait été la cible. You wanna explain yourself? répéta RJ, sceptique. Why? More importantly, why now? Is it because you couldn't just pretend you didn't recognize me? Felt too weird about it? Well, don't expect me to lighten your load, dude. I might be used to not being enough for people but I sure as fuck don't have to endure it by rehashing the past. You didn't wanna be my friend anymore, it's fine, good for you. I moved on, I'm sure you did too. No need for you to lose any sleep over it.

Il n'était pas rare qu'Adrian regrette d'avoir laissé de côté certaines personnes de son ancienne vie. Celle qu'il avait décidé d'abandonner quand il avait un peu trop abusé. Quand sa soeur l'avait menacé de couper court à leur relation s'il ne se soignait pas. Quand sa soeur avait eu des mots qui lui avait servi d'électrochoc. Adrian, bien qu'avant il ne comprenait pas pourquoi elle était venue prendre sa place, ne voulait pas perdre sa soeur. Parce qu'elle représentait bien trop pour lui à l'époque et encore maintenant. Il n'avait pas voulu la perdre et il ferait tout pour ne jamais le faire. Et au fond, il voudrait la remercier chaque jour qu'il le pouvait parce qu'elle lui avait sauvé la vie. Elle avait été celle qui lui avait envoyer une bouée alors qu'il était en train de se noyer, de perdre pied. Mais bien qu'il avait réussi à s'en sortir, il pensait régulièrement à ce qu'il avait laissé de côté. Des amitiés, des personnes qu'il n'aurait pas voulu perdre de vue. Mais la vie avait interféré. Et voilà que maintenant, ses regrets lui explosaient au visage, il aurait dû lui dire pourquoi il partait, ça leur aurait évité une rencontre hasardeuse dans une épicerie. Peut-être que s'il l'avait prévenu, ils seraient restés en contact. Peut-être que s'il l'avait prévenu, ils se seraient perdus de vue. Tant de peut-être qui traînaient et tournoyaient dans sa tête comme des parasites dont on veut se débarasser. Un sourire léger illumina le visage d'Adrian quand elle annonçait se souvenir de sa soeur. Mais la  cocasse dans laquelle il se trouvait le rattrapait et rendait Adrian plutôt inconfortable — et c'est un fait rare pour le souligner — et il n'avait qu'une hâte c'était de pouvoir rentrer chez lui pour souffler. Et pour accessoirement, faire un brin de ménage pour que la demoiselle qui était censée venir passer une partie de la soirée -ou de la nuit, s'il voulait être prétentieux- ne prenne pas ses jambes à son cou dès qu'elle aurait passer le pas de la porte. Il s'attendait à cette réaction de la part de RJ et il ne lui en voulait pas, tout cela était de sa faute et il avait sauté les deux pieds joints dans cette situation tout seul. Comme un grand. « I- » Il ne savait pas franchement quoi dire Adrian « I fucked up. » commence t-il, les mots qui allaient et venaient dans son esprit, tous pas assez bons pour expliquer la situation. Tous pas assez bons pour elle, pour la lumière qu'elle avait pu mettre dans sa vie à un moment certain. Elle est lumineuse RJ, et Adrian serait sûrement capable de lui prendre sa lumière en utilisant les mauvais mots, en utilisant la mauvaise intonation. La mauvaise phrase aussi. « I know that it's so sudden. And I wouldn't have acted like an arse by pretending I didn't recognize you. » Son regard se perdit un instant sur le plafond et il sentait la boule qui gonflait au fond de sa gorge, une boule d'angoisse, une sensation qui n'augurait rien de bon « I went to an Addiction Treatment Center when I disappeared. And I stupidly thought that nobody would want to deal with me afterwards. » Et il s'humidifia les lèvres en souriant en coin, sourire triste qui prenait le pas sur tout. « But it's fine now, I owed you an explanation. You don't want it, it's your choice. And I'm not gonna go against it. »

L'adolescente qu'elle avait été aurait certainement été horrifiée de l'entendre parler ainsi à quelqu'un qui avait un jour compté pour elle. Mais elle était loin, l'époque où RJ se pliait douloureusement en quatre pour faire passer les besoins et les attentes des autres avant les siennes. Elle avait trop perdu, été trop blessée, trop ignorée pour ne pas s'endurcir. La thérapie avait aidé aussi. Beaucoup. RJ avait appris qu'il n'était pas nécessaire de pardonner ni d'oublier pour avancer. Et si c'était libérateur, ça restait plus simple en théorie qu'en pratique. Peut-être que c'était ça, la raison derrière l'arrière-goût de regret qui lui remplit la bouche une fois sa tirade terminée. Peut-être, aussi, qu'elle était si prompte à vouloir prouver qu'elle avait changé, grandi, mûri, qu'elle préférait éviter les vieilles blessures.

Ravalant l'envie — le réflexe — de présenter des excuses et de revenir sur ce qu'elle venait de dire, RJ se détourna dans l'optique de passer son chemin. Tourner le dos à une mauvaise expérience pour mieux prétendre que rien n'était arrivé était, là aussi, un exercice dans lequel elle avait excellé une bonne partie de sa vie. Toutefois, l'aveu d'Adrian l'arrêta et elle se tourna de nouveau, mi-curieuse, mi-attendrie. L'honnêteté n'était pas exactement monnaie courante autour d'elle, si bien qu'il était parfois facile d'oublier son existence. Tout comme il était facile d'oublier qu'il existait toujours deux versions d'une même histoire. Et entendre celle d'Adrian, mise côte à côte avec la sienne, glaça RJ. Malgré toute l'empathie dont elle pensait savoir faire preuve, elle avait été aveugle, complètement aveugle, tant à la situation qu'avait vécu Adrian à l'époque qu'à ses propres lacunes en tant qu'amie.

La vue brouillée par des larmes un peu trop soudaines qu'elle s'efforça de contenir, elle transféra son pot de glace en état de fonte avancée du coude à l'étagère remplie de ramen et avança d'un pas. I'm gonna hug you now, lâcha-t-elle en guise d'avertissement. Elle lui laissa un bref instant pour se dérober avant de l'enlacer, sans grande attention pour les courses qu'il avait toujours entre les mains. I'm proud of you. And I mean it, ok? I'm proud of you, répéta-t-elle, la voix légèrement tremblante. I would've been there, you know? If I'd known, if I'd tried harder, I- well, I should've tried, period. But mostly, you should've never been able to doubt I'd be there and that's on me. I'm sorry you went through this alone, truly. Ça n'effaçait peut-être pas sa propre peine, certes, mais ça la baignait d'une lumière différente. You know what, maybe that coffee would be nice.