[tw: consommation d'alcool "pour oublier"] Le regard dans le vague, appuyée contre la barrière qui la séparait du vide, Ann tentait de se changer les idées depuis les hauteurs du coin VIP de l’un des derniers festivals de la saison. Elle avait déjà sifflé une pinte, avait pesé le pour et le contre d’en consommer une deuxième alors qu’elle devait travailler d’ici deux heures puis s’était finalement accordée sur un demi. Un demi ne lui ferait aucun mal. Franchement, au point où elle en était, un demi lui permettrait carrément de penser à autre chose, d’être moins distraite, et de bosser mieux, du coup. Ouais, voilà. Puisque son père était à l’autre bout de la planète en train de jouer un concert – alors qu’il avait dit qu’il prenait sa retraite six mois plus tôt, tout de même – et ne pouvait pas répondre au téléphone, elle n’avait pas d’autre choix que d’user de stratagèmes détournés pour se retirer de la tête la photo insta d’Ezra et sa nouvelle copine. Voilà.

Elle aurait pourtant dû bien le vivre. Lorsqu’ils avaient rompu, Ann avait ressenti un soulagement qu’elle n’imaginait pas. Après tout, Ezra était un être humain charmant, profondément gentil par-dessus le marché, mais ils n’avaient jamais été compatibles. Et elle n’aurait jamais pu être heureuse dans le schéma de vie qu’il lui avait proposé lorsqu’elle s’était retrouvée sans travail. S’acheter un petit appartement à Brooklyn et s’y poser jusqu’à la fin de leurs jours, très peu pour elle. Et à vrai dire, elle espérait même pour lui qu’il trouverait un jour quelqu’un avec qui réaliser cette espèce de rêve qu’ils ne partageraient jamais. Seulement, elle espérait avoir un peu plus de temps devant elle avant d’y faire face. Et pour être parfaitement honnête, elle ne pensait pas qu’elle pouvait avoir le cœur brisé à retardement - une preuve supplémentaire qu’elle n’avait pas la science infuse.

Ann soupira longuement et prétexta de jeter un œil à l’heure pour déverrouiller son téléphone à nouveau… et tomber droit sur la photo qui avait provoqué tout ce sentiment de tristesse. Elle était mignonne, il n’y avait pas à dire. Rien à voir avec elle, d’ailleurs. Elle avait les traits beaucoup plus doux, elle l’était probablement aussi. Ce n’était pas difficile d’être plus délicate qu’elle. Bref, elle lui convenait mieux. Et c’était une bonne chose, pas vrai ? Une vraie bonne chose pour Ezra qui méritait de trouver mieux qu’elle. Pas de quoi se sentir si triste, donc.

A priori, non.

Elle siffla une gorgée de sa bière et lorsqu’elle baissa à nouveau les yeux, elle sursauta violemment – quelqu’un était apparu juste à côté d’elle. Il lui fallut une seconde pour reconnaître Wes, le bassiste du groupe pour lequel elle travaillait à présent. Elle posa une main sur son cœur et souffla : « Putain désolée, je t’avais pas vu. » Et une seconde plus tard, elle se reprit : « Salut. »

Wesley aimait profondément découvrir de nouvelles personnes. Il s'intéressait, essayait à tout prix d'être apprécié par elles – une constante recherche d'approbation qui passait aisément pour de la sociabilité. De fait, il avait envie d'apprendre à connaître Ann, la nouvelle recrue dans l'équipe des roadies. D'autant plus que c'était le minimum syndical, à son sens, de s'assurer que son employée travaillait dans de bonnes conditions. Wes n'avait pas l'étoffe d'un vrai patron mais il pouvait au moins essayer de ne pas être un employeur merdique.

Il faut dire que ses craintes n'étaient pas infondées : Anneke avait l'air maussade. Pire : totalement déprimée. Ça l'embêtait qu'elle ne profite pas du festival comme lui en profitait, alors qu'elle avait quartier libre jusqu'au soir. Certes, tout n'était pas rose et il aurait pu s'épancher des heures sur le fait que la DA du groupe ne lui convenait pas toujours parfaitement. Mais tout de même, il n'y avait rien de plus réjouissant que de squatter le coin VIP avec une bière. Sa propre pinte à la main, il s'approcha de la jeune femme et s'accouda à la rembarde non loin d'elle. Tout sourire, il s'enquit : « Tout va bien ? »

Le bond d'Anneke le fit lui-même sursauter. Embarrassé, mais quand même amusé par la situation, il s'excusa aussitôt. « Désolé je voulais pas te faire peur. » Il engloutit une gorgée de sa propre pinte pour se remettre de ses émotions. Puis, soucieux de ne pas passer pour un gros lourd qui venait perturber la tranquillité de la brune, il s'empressa de s'expliquer. « Je voulais juste checker si tout est ok pour toi. Commencer un nouveau job, intégrer une équipe qui se connait déjà, tout ça, j'imagine que c'est beaucoup d'un coup. » Il n'était pas certain d'en être lui-même capable, puisqu'il n'avait jamais vraiment travaillé de sa vie. Wesley n'avait jamais été soumis à d'autres exigences que les siennes, excepté à la Juilliard – et encore, puisqu’il s’était forgé là-bas une réputation de glandeur. « Ça se passe bien avec les autres ? J'aime pas trop le bizutage, alors s'ils t'emmerdent je peux aller gueuler. Enfin non, ils me prendront pas au sérieux, mais je peux demander à un des gars d'aller gueuler à ma place. » Il se mit à rire, visiblement très satisfait de son petit trait d'autodérision qui ne le mettait pourtant pas en valeur, mais qui avait le mérite de dédramatiser cette relation formelle d’employeur à employée.

Sans imaginer un instant qu’il pouvait saouler Ann avec toutes ses questions, il changea de sujet. « T'aimes bien ce qu'ils font ? » Il désigna de sa main libre le groupe qui se produisait sur la scène en face d’eux. Une lueur espiègle dans les yeux du musicien indiquait qu’il avait envie de se moquer, mais qu’il n’osait pas tant qu’il n’était pas certain qu’Ann déteste autant que lui.

« T’inquiète. », le rassura-t-elle en réponse à ses excuses. Il l’avait surprise en plein épisode mélancolique, perdue dans ses pensées, et sa réaction était peut-être un peu trop disproportionnée pour la gentille attention qu’il lui accordait. Alors, elle reprit sa place contre la rambarde, bière en main, et écouta son nouveau boss l’assaillir de questions.

Plus les secondes passaient, plus lesdites questions se multipliaient au point qu’Anneke ne savait pas comment elle allait pouvoir y répondre à toutes. Wes lui offrit cependant une perspective d’échappatoire lorsqu’il mentionna la possibilité d’aller pousser une gueulante chez les roadies. Elle gloussa, vaguement moqueuse : « Je crains en effet que tu n’aies une réputation de golden retriever au sein de l’équipe tech, mais je te remercie de la proposition. » La brune n’était pas là depuis longtemps, mais ça, elle le savait déjà. Les autres membres du groupe avaient leurs défauts, du moins selon les ragots du tour bus : trop égocentrés, jamais satisfaits, toujours en retard, mou du genou… chacun en prenait pour son grade. Chacun, sauf Wes, dont le seul défaut visiblement semblait d’être un peu trop sympa pour son propre bien. Et de fait, taxé d’hypocrite par les plus réfractaires de l’équipe. Mais elle se garda bien d’évoquer ce détail, soucieuse de se faire son propre avis sur la question puisqu’il semblait s’intéresser à ce qu’elle avait à dire – on ne pouvait pas en dire autant de ses collègues. « En vrai ça se passe bien, et c’est gentil de demander. Y’a une bonne ambiance, c’est chill. » Elle leva le regard vers le bassiste, ce géant – ou bien était-ce elle le modèle réduit ? -, et lui offrit un sourire faiblard. Elle aurait voulu être plus expansive, mais elle gardait en tête cette photo d’Ezra avec sa petite blonde mignonne et toutes ses tentatives de sourire tombaient à l’eau.

Alors, elle reporta son attention sur le groupe qu’elle faisait semblant d’écouter. Wesley sembla le remarquer puisqu’assez rapidement, il lui demanda son avis sur la question… et elle ne réussit pas à refréner son pouffement moqueur : « Eux, là ? », elle demanda pour être sûre, croisant le regard du musicien. Quelque chose dans son regard sembla la mettre en confiance, alors, elle se lâcha : « C’est des guignols. », cracha-t-elle avant de se sentir obligée de se justifier : « J’ai bossé pour un show où ils ouvraient et c’est une bande de poivrots dégueulasses. Ils ont de magnifiques costumes à paillettes ceci dit, vous devriez vous en inspirer, les meufs adorent. » Ann haussa les épaules, puis se noya dans sa bière, réalisant qu’elle n’était pas en train de parler à ses amies, là. « Pardon, je suis peut-être allée un peu loin. Et j’espère que c’est pas tes potes sinon je suis virée. Fair enough though. »

La nouvelle recrue n’était pas du genre langue de bois, ça, Wes le comprit très vite. Quelqu’un de normalement constitué aurait évité de comparer son boss à un labrador dès le premier échange, mais heureusement pour Ann, Wesley n’était pas du genre à se vexer facilement. Mieux, la remarque le fit rire de bon cœur. Avec un air faussement pincé, il rétorqua : « Hum. J’imagine que ça vaut toujours mieux qu’être comparé à un pinscher nain. » Wes s’accommodait très bien de sa réputation de gentillet de la bande, ça lui permettait de ne pas être considéré comme un patron, ce qu’il aurait très mal vécu. Son sourire s’agrandit quand Ann lui confirma que l’ambiance au sein de l’équipe était agréable. Tout n’était pas au beau fixe pour le groupe, mais au moins, travailler pour eux n’avait pas l’air d’être une corvée. « Cool. Le travail est mieux fait quand l’ambiance est bonne. »  Il écarquilla les yeux en réalisant ce qu’il venait de dire et tenta très vite de se raccrocher aux branches. « Wait, je disais pas ça uniquement pour m’assurer que le travail est bien fait, je m’en fous, fin non je m’en fous pas, mais… »  Agacé par lui-même, il abandonna la partie en concluant dans un soupir résigné : « Oh, whatever, you get it. »

Le franc parler d’Ann amusa beaucoup Wes. Il était très heureux d’avoir trouvé une partenaire de médisances. Pour un peu, il en aurait sautillé sur place, mais préféra conserver son attitude de mec nonchalant, afin de ne pas révéler trop rapidement la commère en lui. En attendant, son ricanement stupide accompagna celui d’Ann. « Guignols, c’est le mot. »  Et puisque cracher sur un groupe de blaireaux semblait effacer l’air maussade d’Anneke, le grand brun s’en donna à coeur joie : « Le gars à gauche, il est d’une bêtise stratosphérique, une fois je l’ai surpris à rire pendant 20 minutes de son propre rot, c’était consternant. Un champion, vraiment. »  La moquerie dans les yeux, il échangea un regard avec Ann, puis se remit à fixer les musiciens sur scène. L’idée d’avoir à porter un costume aussi kitsch que le leur ne le séduisait qu’à moitié, pourtant il répliqua : « Figure-toi que je le porterais sans doute mieux que ce que tu penses. »  Soudain, il sentit l’entrain d’Ann s'amoindrir. Wes comprit qu’elle craignait de s’être un peu trop lâchée, mais il la rassura aussitôt : « Nan, c’est pas mes potes. J’avoue que tu l’as pas joué secure en les traitant de guignols, mais c’est pas avec moi que t’auras des problèmes. »  Au contraire, avec cette entrée en matière plus que risquée, Ann avait marqué beaucoup de points auprès de Wes.

« C’est pas négatif, les golden retriever ont bonne presse. », déclara la brune avec un sourire doux, bien décidée à ne pas le vexer. Il avait l’air foncièrement gentil, ce Wes. Un peu discret, souvent à l’écoute, rarement le premier à oser parler de ce qui ne lui plaisait pas mais néanmoins plutôt carré dans son travail, d’après ses premières observations. Pour cette raison, Anneke le respectait infiniment plus que ses autres collègues du groupe, bien qu’elle ne se serait pas permise de faire une quelconque remarque à qui que ce soit. Il était d’ailleurs le seul à être venu lui parler hors du cadre du travail, une attention qu’elle appréciait d’autant plus qu’il ne l’avait tirée de ses pensées maussades.

Le voir s’emmêler les pinceaux était drôle. Pas qu’elle se moquait de lui pour autant, non, c’était presque attendrissant. « See ? Golden retriever. », elle sourit en le désignant d’un geste de la main, trop contente de lui offrir un exemple type de sa théorie. Mais voyant qu’il semblait se fustiger, Ann retrouva son sérieux. « It’s fine, t’as le droit de vouloir que le travail soit bien fait, si c’est pas le cas c’est vous qui finissez ridicules. » Elle haussa les épaules. Elle n’avait en plus rien à se reprocher : elle faisait son travail et le faisait bien, peut-être même un peu trop, parce qu’elle aimait rendre service et observer le fruit de ses efforts tous les soirs. Pour le rassurer sur le fait qu’elle l’avait bien compris, cependant, elle leva son verre en sa direction : « Thanks for caring, Wes. », puis accueillit le changement de sujet avec un entrain peut-être trop visible.

« Bon, cool. », acquiesça-t-elle, un peu soulagée de savoir qu’elle n’avait pas merdé en parlant trop. Ca n’aurait en effet pas été la première fois qu’elle se tirait une balle dans le pied en balançant tout ce qui lui passait par la tête sans réfléchir. Soudain distraite par une notification sur son téléphone, elle retomba nez à nez avec la photo d’Ezra et sa nouvelle copine en le déverrouillant. Dommage, elle avait presque réussi à oublier son existence. Ann loucha sur la publication quelques secondes de trop, étudiant avec tristesse les boucles blondes de la jeune femme et ses traits infiniment plus doux que les siens. Il semblait s’être trouvé quelqu’un comme lui et elle aurait dû s’en réjouir, pas ressentir ce trou au fond de sa poitrine, surtout lorsqu’elle était l’instigatrice de la rupture. Elle soupira et secoua la tête, et lorsqu’elle verrouilla le téléphone, elle réalisa que les yeux de Wes étaient posés droit dessus. Oups. « I’m not a stalker, promise. », bredouilla-t-elle alors que le feu lui montait aux joues de gêne à l’idée d’avoir passé un peu trop longtemps à fixer son écran et d’avoir été très grillée, surtout. « C’est mon ex. Et sa nouvelle meuf grave mignonne. Je viens de le découvrir alors tu vois, j’ai un peu envie de me noyer dans mon verre mais tout va bien. Désolée, c’est pas intéressant, je serai en état de bosser ce soir, promis. Je promets pas la même chose pour l’after, mais écoute, j’aurai la gueule de bois demain c’est pas bien grave. »

Lorsqu’Ann lui sourit, le grand brun ressentit un vaste soulagement. Ouf, c’est bon, elle l’aimait bien. L’inverse l’aurait contrarié. Il ne se voyait pas travailler avec des gens qui ne l’appréciaient pas, quitte à consacrer un peu trop d’énergie à essayer de plaire à tout le monde. En tout cas, Ann n’avait pas l’air de se sentir concernée par les quelques problèmes techniques survenus récemment. Et elle avait entièrement raison, puisqu’elle était, de loin, le membre le plus fiable de l’équipe. Wes ne put s’empêcher de lâcher : « Si un jour le travail est mal fait, t’inquiète que je saurais qui blâmer et crois-moi ce sera pas toi. » Il n’ajouta rien de plus, évita élégamment de citer des noms, mais certains techniciens avaient été recrutés sur la base du copinage et ça lui restait en travers de la gorge. Wes croisa le regard bienveillant d’Anneke et haussa les épaules en réponse à ses remerciements. « It's the least I can do. »

Puis Ann sembla recevoir un texto et il y eut un flottement de plusieurs secondes. Comme happée par son téléphone, la jeune femme paraissait soudainement ailleurs. Wes tenta de se retenir, mais jeta finalement un coup d'œil à ce qui l’absorbait tant. Son cerveau échafauda très vite une explication, qu’Ann confirma presque aussitôt. Pris sur le fait, il baissa les yeux. « Let me know if you want to be alone for a bit. » Mais la brune ne semblait pas opposée à lui raconter toute l’histoire, c’est d’ailleurs ce qu’elle fit. Wes l’écouta sagement, sans trop oser s’exprimer de peur de s’immiscer dans son intimité. Il ne put cependant s’empêcher de lâcher, désignant le téléphone d’un geste désinvolte : « Hum. Ils ont l'air du basic couple d’instagrameurs. Boring. » Il avait voulu se montrer réconfortant en prétendant que le couple de la photo était sans saveur. Mais la seconde d’après, il réalisa qu’il avait peut-être dépassé les bornes – personne ne souhaite avoir l’avis de son boss sur son ex-petit copain. Avant qu’Ann puisse rétorquer quelque chose, il rétropédala : « Pardon si c'était limite. »

Si Wes ne se sentait pas encore parfaitement à l’aise en présence de sa nouvelle collègue (la faute à cette peur constante de la froisser), cette histoire de rupture n’avait fait que la rendre plus sympathique à ses yeux. L’échec amoureux, voilà un sujet qu’il maîtrisait bien, il s’agissait sans doute de son second plus grand talent après la musique. « Can I join you ? Pour picoler à l'after, je veux dire. » S’enivrer, ça aussi il savait faire. Trop heureux d’avoir rencontré une looseuse comme lui, une consoeur pour ainsi dire, il s’expliqua : « My relationship is a wreck. » Avant que la question ne se pose, Wes mit Debbie hors de cause. Le but n’était pas, et ne serait jamais, de casser du sucre sur le dos de sa petite amie. En revanche, Wesley n’éprouvait aucune honte à parler de la façon désastreuse dont il gérait son couple. « Don’t get me wrong, my girlfriend is great, really, I love her, but sometimes I’m wondering if it’s enough to make a relationship work. »