[tw: consommation récréative de cannabis] Anneke avait l’habitude des insomnies. Elle alternait régulièrement entre périodes de grande fatigue où elle était capable de dormir douze heures d’affilées et quand même faire la sieste dans la journée et tout l’inverse. Généralement, elle accueillait ces insomnies avec philosophie - d’autant plus depuis qu’elle partageait son lit. Elle se blottissait dans les bras de Wes et finissait immanquablement par se laisser bercer par sa respiration et faire taire son cerveau suffisamment pour trouver le sommeil. Cette nuit cependant, rien n’y faisait : les pensées d’Anneke refusaient de la laisser tranquille. Wes semblait endormi depuis un moment, faisait bien semblant sinon, et même sa présence à côté d’elle ne suffisait pas. Scroller des centaines de stories insta ne l’abrutissait pas autant que d’habitude, même ce livre barbant qu’elle avait commencé sur sa kindle ne provoquait pas le moindre baillement chez Ann. Elle était bien trop perturbée pour ça, bien trop préoccupée par la journée du lendemain.

Demain, elle changerait son nom et deviendrait officiellement Ann Takagi. Cette réalisation était à la fois diablement excitante et si peu crédible qu’elle la percutait seulement, là, à quelques heures de retrouver Elior qui s’improvisait makeup artist et habilleur officiel pour l’occasion, faute d’une Eryn en forme – la pauvre était enceinte jusqu’aux yeux et faisait déjà une entorse à son alitement obligatoire pour remplir ses obligations de témoin, bien qu’Anneke ait tenté du mieux qu’elle pouvait de l’en dissuader. Bref, tout ça était bien trop pour le cerveau de la brune qui ne doutait pas le moindre instant de ce qu’elle faisait, mais semblait depuis quelques semaines vraiment hésiter sur la manière dont Wes et elle avaient décidé de le faire. Rassembler tant de gens qui n’auraient d’yeux que pour eux dans une même pièce, se donner en spectacle, gérer une réception et tous leurs invités, sa belle-mère qui ne savait pas être agréable pour un sou, les inconnus de la famille de Wes, l’absence de ses grands-parents trop âgés pour faire le voyage… C’était beaucoup, même trop.

Vers deux heures du matin, elle capitula. Elle sortit discrètement de son lit, essayant du mieux qu’elle pouvait de ne pas réveiller Wesley, et une fois dans la cuisine, entreprit de s’emparer de la réserve de weed que son père pensait avoir bien cachée et dans laquelle elle se servait parfois, en cas d’extrême urgence. Comme ce soir. Elle emporta son butin sur le balcon et l’air frais de la nuit lui fit du bien. Se concentrer sur les bruits de la ville l’aida à se recentrer : au loin, une ambulance, plus près, des jeunes visiblement bien éméchés qui chantaient ce qui ressemblait au dernier tube de Beyoncé, bien qu’elle n’aurait pas osé parier là-dessus.

Doucement, elle se détendit et s’installa bien au fond de la banquette, les yeux fermés. Quelques secondes plus tard, alors qu’elle soufflait nonchalamment une volute de fumée vers le ciel, un bruit interpella la brune. Elle rouvrit les yeux, tourna la tête vers la porte et aperçut son fiancé - que dis-je, ce n’était plus qu’une question d’heures avant qu’elle puisse l’appeler son mari - dans l’encadrement de la baie vitrée. Elle lui offrit un sourire doux. « Hey. Sorry if I woke you up. » Ce n’était pas son intention, mais maintenant qu’il se tenait là, devant elle, Ann s’apaisait déjà un peu. Elle se décala un peu vers la droite et tapota la place libre à côté d’elle sur la banquette pour l’inviter à s’asseoir à ses côtés. Ses yeux fatigués et ses cheveux en bataille étaient tout ce qu’Ann avait jamais vu de plus adorable au monde. Après qu’il se soit exécuté, elle lui tendit la main pour partager son joint et s’inquiéta : « Everything okay? »

Wes ne somnolait que grâce à la présence d’Ann. Sans la chaleur de la jeune femme près de lui, la boule de stress (et d’impatience) qui s'était logée dans son ventre l’aurait dévoré tout cru. Demain, il allait épouser la femme de ses rêves – il y avait de quoi flipper un tout petit peu. Son sommeil était agité, le genre qui ne repose pas vraiment, puisqu’il était empli de scénarios catastrophes impliquant sa mère en train de gâcher le mariage. Mais dans son esprit, l’image d’Ann dans sa robe de mariée rouge vif finissait toujours par chasser les cauchemars.

Demain, Anneke Van Asten prendrait son nom de famille. Lorsqu’elle le lui avait annoncé, il était tombé des nues. Jamais il n’aurait cru que s’associer à lui à ce point lui fasse envie. Et pourtant, rien n’était plus logique pour eux, les inséparables, que plus personne n'imaginait l'un sans l’autre. Ce cadeau qu’elle lui faisait, il en mesurait la valeur. Une valeur inestimable, qui ne rivalisait même pas avec cette bague de fiançailles trop chère qu’il avait achetée.

Des doutes, il en avait. Plein. Assez peu sur la cérémonie en elle-même, si l’on excluait le facteur Linda qui le terrifiait, il se disait que les éventuels couacs ne rendraient l’événement que plus rock’n’roll. Sur le long terme en revanche… Il avait peur qu’Ann se rende compte de son erreur dans quelques mois, que ce mariage lui donne l’impression d’avoir sacrifié sa liberté, qu’elle se réveille un jour avec la sensation d’étouffer à ses côtés. Cet engagement, il le voulait plus que tout (son lui adolescent aurait trouvé ça ridicule) mais il craignait de rendre malheureuse la femme de sa vie, parce qu’il n’était pas le plus équilibré des hommes et qu’il ne pouvait pas lui apporter plus que ce qu’il lui apportait déjà.

Au beau milieu de la nuit, Wesley sentit sa fiancée s’échapper du lit à pas de loup. Sa première intention fut de la laisser tranquille, mais son absence devint vite insupportable. Alors il céda. Il se leva, enfila un bas de jogging et un épais sweat dépareillé. Il entendit la brune trafiquer dans la cuisine et ouvrir la baie du balcon. Pieds nus, il fit quelques pas pour la rejoindre, avant de se figer sur le seuil.

Son cœur se serra. L’image d’Ann paresseusement installée sur la banquette, exhalant sa fumée vers le ciel, le fascina. Sa silhouette se découpait dans la nuit, à peine éclairée par la lumière des réverbères. Elle était plus belle que jamais. Wes se sentit retomber amoureux pour la énième fois. Il regretta de ne pas avoir un appareil photo sous la main pour immortaliser l’instant, pourtant il savait qu’il garderait cette scène gravée dans son esprit pour très longtemps.

Elle interrompit sa contemplation hébétée en se tournant vers lui. Il lui rendit son sourire, les yeux baignés de tendresse. « It’s okay. I was only half asleep. » Obéissant à son invitation, Wes prit place à côté d’elle. Il se frotta les yeux, passa une main dans ses cheveux, tentant vainement d’y mettre de l’ordre dans l’espoir de se rendre un peu plus désirable pour la déesse qu’il allait épouser – comment avait-il réussi cet exploit, déjà ? « I'm fine. A bit of stage fright, sort of. » Sans émettre d’objection, il accepta le joint et tira une latte dans un soupir. En dénichant la weed de son père, Ann avait eu une riche idée. Au bout de quelques secondes à écouter les bruits de la ville sans un mot, le musicien lâcha : « You're not trapped in this whole marriage thing, you know that, right ? »