Qu'on se le dise : il n'y a rien de pire qu'un déménagement. C'est long, c'est pénible, au moindre verre cassé on risque de perdre un ami. Wes n'aimait pas particulièrement ça, d'ailleurs il évitait d'ordinaire l'exercice ("si je suis disponible samedi de 8h à 20h pour porter gratuitement tes meubles moches jusqu'au 5eme sans ascenseur ? Mince ça aurait été avec plaisir mais mon rat de compagnie vient de mourir"). Pourtant, lorsque son frère avait demandé son aide, il s'était empressé d'accepter. La démarche s'inscrivait dans son plan comment devenir un bon frère en dix leçons – Wesley avait été un frère merdique pendant 40 ans, il comptait désormais en devenir un exemplaire. Raison de plus pour prêter main forte à Jo : il s'agissait d'un excellent prétexte pour lui présenter sa fiancée, la fille dont il parlait tout le temps en des termes élogieux, dans des conditions pas trop formelles.

Devant (l'ancienne) maison de Joham, le musicien attrapa la main d'Anneke et lui sourit. « Pas trop stressée ? » Lui l'était un peu. Il ne craignait pas que Jo n'apprécie pas la brune, c'était purement impossible, comment ne pas l'aimer ? Mais les présentations revêtaient un caractère symbolique qui le rendait nerveux. La main d'Ann toujours glissée dans la sienne, il s'engouffra dans l'allée jusqu'à arriver devant la porte d'entrée.

La porte était ouverte et l'encadrement encombré de cartons. Wes se signala : « Yo Jo, t'es là ? »… Puis il manqua de se vautrer en se prenant les pieds dans un sac. Il râla un peu en reprenant son équilibre mais retrouva rapidement son sourire. Lorsque son frère apparut enfin, il le serra brièvement contre lui, mais lui  épargna la tape dans le dos que s'assènent usuellement les bonshommes entre eux. Puis il s'effaça pour laisser la place à Ann. Il ne s'embarrassa pas des présentations solennelles, préférant lâcher dans un rire : « Anneke va nous aider avec ses gros bras. » Ça n'était qu'à moitié une blague : entre son boulot de roadie et les cours de boxe, Ann avait plus de force dans les bras qu'il n'en aurait jamais, lui qui ne pouvait enchaîner que deux ou trois tractions avant d'agoniser au sol. Bref, des trois, Wes risquait d'être celui qui allait le plus souffrir aujourd'hui.

En d’autres circonstances, Ann aurait été une boule de nerfs. Pour être tout à fait honnête, elle ne se sentait bien que pour une seule raison : le caractère quelque peu insolite de ces présentations. Elle qui n’avait pas l’habitude d’être présentée à la famille de qui que ce soit gardait un souvenir amer du week-end passé à Chicago où elle avait fait la connaissance de la mère de son fiancé, et un fond de stress latent à l’idée de la formalité derrière ces rencontres : vas-y que je t’invite au restaurant, que tu dois te tenir correctement à table, faire bonne impression… Rien que d’y penser lui hérissait le poil.

Cette rencontre-ci par ailleurs, au cœur d’un déménagement, avait un caractère informel qui plaisait beaucoup à la brune. Soulever des cartons faisait partie des choses qu’elle savait faire, jouer à tetris avec ces derniers dans le camion pour éviter des allers-retours inutiles aussi, et d’une certaine manière, elle se réjouissait de pouvoir se rendre utile. A cela s’ajoutait l’espèce d’impatience sourde à l’idée de faire la connaissance de ce petit frère dont elle avait tant entendu parler. La fille unique qu’elle était tendait à idéaliser les relations fraternelles et s’était réjouie d’entendre la volonté de Wes de se faire pardonner du sien quelques mois auparavant. Bref, devant l’ancienne maison de Joham, la main dans celle de son fiancé, le seul stress qu’elle ressentait se rapprochait d’une certaine forme d’impatience et elle ne se garda pas de le rassurer, une pointe d’ironie dans la voix : « Tout va bien. J’ai survécu à Linda, y’a plus rien qui me fait peur. » Elle rit doucement et se laissa entraîner jusqu’à l’intérieur.

Sa première impression de Joham était bonne. Il n’aurait pas pu en être autrement lorsque son frère en avait fait l’éloge des semaines durant, d’ailleurs les voir s’étreindre eut l’effet d’une vague d’émotion dans la poitrine d’Anneke et elle sentit cette dernière lui monter au nez et son regard s’humidifier. Ça, c’était nouveau. Tu te ramollis, Van Asten, grogna-t-elle dans ses pensées et elle profita que son fiancé lui tournait le dos pour secouer la tête et reprendre ses esprits. Ça devait être les hormones, voilà tout. Pas du tout elle qui idéalisait une famille unie qu’elle n’avait jamais eue. Bref. Elle fut de toute manière très vite sortie de ses pensées puisque l’attention se porta sur elle plus vite que l’éclair. Aussi maladroit qu’elle, Ann remercia silencieusement Joham de garder ses distances pour l’instant, et elle lui rendit un petit signe de la main lointain en guise de bonjour. « Salut ! », souffla-t-elle en retour et elle rit un peu à sa blague. « Tu nous feras la visite de ton nouveau palace ! », elle répondit dans un sourire. Il y avait des chances que les duplex de l’Astor House aient tous été construits sur le même modèle, des chances donc qu’elle sache exactement quelle pièce se trouvait où dans son nouveau logement – pour en avoir pratiqué un similaire depuis une trentaine d’années -, mais peu importe.

« Un thé, ça me va. » Ann jeta un coup d’œil à son fiancé dont elle se rapprocha un peu pour glisser la main dans la sienne. Elle n’était normalement pas si timide que ça, mais il était son repère dans cet environnement inconnu, et si ça irait mieux dans deux minutes, elle avait besoin de s’accrocher à sa bouée un moment. « T’as une idée de comment tu veux t’organiser déjà ? », demanda-t-elle à Joham en réponse à ses explications. Elle était au courant de son histoire de vie, ne fit pas semblant de ne pas l’être, n’en fit pas non plus des tonnes pour lui témoigner de la sympathie. Elle n’avait aucun moyen de savoir comment se comporter avec certitude, mais pour sa part, elle préférait son entourage lucide et pudique qu’à la limite de l’hypocrisie. « Parce que si jamais, si tu veux commencer par passer à l’association, je peux vous aider à charger les cartons et vous laisser tous les deux, comme ça je rassemble ce qui reste en attendant que vous reveniez. » Car elle n’avait pas la moindre intention de s’interposer dans un moment aussi intime que celui-là.

Une moue coupable se dessina sur le visage de Wesley lorsque sa petite amie lui rappela leur désastreuse escale à Chicago. Hum. Ann avait raison : les présentations ne pouvaient pas se dérouler plus mal qu’avec sa mère, car contrairement à Linda, Joham connaissait depuis longtemps l’existence de la jeune femme. Jo était la première personne à qui il avait annoncé ses fiançailles. Il l’avait même appelé avant son grand-père, un sacré privilège tant Wes était proche du vieil homme.

Le musicien ne lâcha la main d’Ann que pour serrer Joham dans ses bras. L’étreinte lui permit de ressentir toute la douleur qu’éprouvait son frère, de mesurer l’immense difficulté qu’il avait à quitter cette maison, avec tous les souvenirs et les espoirs qu’elle contenait. Cette vague d’émotion ternit légèrement la bonne humeur de Wes, même s’il n’en laissa rien paraître. C’était son rôle de grand frère d’accompagner Jo à traverser cette journée hautement symbolique aussi paisiblement que possible. Hors de question de laisser échapper quelques larmes, pas alors qu’il devait jouer le rôle de pilier. Il retrouva donc sa nonchalance de façade, fidèle à lui-même.

Heureusement, la présence d’Anneke permit d’alléger considérablement l’atmosphère. Leur timidité, à tous les deux, attendrit Wesley. Il ne faisait aucun doute qu’ils allaient bien s’entendre, une fois la glace brisée. « Un thé pour moi aussi, steuplaît. » La main d’Ann se glissa dans la sienne et il exerça dessus une douce pression, comme pour signifier qu’elle s’en sortait très bien. Et puisque Jo leur proposait un verre, Wes décida de s’asseoir confortablement, entraînant Ann avec lui. Il opta pour un carton, avant de se raviser en lisant la mention “verres”, pour finalement en choisir un estampillé “vêtements”, bien moins dangereux à son goût.

Sans doute par déformation professionnelle, Ann prit le lead de l’organisation, sous le regard transi de Wesley, lui-même infoutu d’organiser quoi que ce soit. Sa finesse le toucha et il renchérit aussitôt, un peu maladroitement : « Je sais pas si tu veux que je sois là pour, heu, l’asso. » Parce qu’il ne souhaitait pas avoir l’air d’un intrus dans un moment aussi fort, lui qui n’avait jamais fait l’effort d’apprendre à connaître Derek. « C’est toi qui vois, Jo. » Il lui sourit, admiratif du courage dont son frère faisait preuve en acceptant de tourner ainsi la page. Wes avait hâte qu’il s’installe à l’Astor House, il serait bien plus rassuré de savoir le jeune homme dans un appartement confortable plutôt que dans une maison trop grande et hantée par des souvenirs déchirants. « Une fois que tout sera déchargé à l’Astor, on pourra t’aider à tout déballer, si ça te va. Y a rien de plus chiant que de ranger la vaisselle. Et puis, c’est pas comme si on avait de la route à faire pour rentrer. » Parce que Wesley ne s’imaginait pas abandonner son frère dans un appartement à moitié vide, au milieu de tous les cartons entassés ; il ne le quitterait qu’une fois certain qu’il était bien installé.