- De quoi tu as le plus peur, Vera ?
- De devenir comme Maman.

Souvent, sa mémoire lui fait défaut. Les réunions de famille qui ne sont pas couchées sur le papier glacé des tirages photos, classées dans des albums en papier épais, les moments de complicité, de joie, ces souvenirs sont effacés, en demi teinte, presque flous. Ils vont et viennent, parfois, à l’évocation du souvenir raconté par un autre. Nathaniel a meilleure mémoire, il lui raconte, parfois, les étés à Punta Cana, la visite de Cuba, le road trip en Europe, Noël avec les grands-parents, les fêtes d’anniversaire. Elle, elle se souvient d’autres choses, des choses moins sympathiques, qui ponctuent son quotidien, absorbent son énergie, et forge son caractère. Est-ce que c’est parce qu’elle a plus de souvenirs désagréables, est-ce qu’ils prennent trop de place dans son esprit ? Ou est-ce simplement parce que son cerveau ne fonctionne pas comme celui des autres gens ? En tout cas, elle se sent différente, sur ce point au moins. Elle, elle se souvient des engueulades de sa mère, des disputes parentales, elle es souvient des éclats de voix après l’annonce de l’homosexualité de Nate, elle se souvient de la rage de Théo, elle se souvient de lui, sur le banc, un soir, de l’alcool qui faisait battre son coeur, de la peur. Elle se souvient des déconvenues, des conversations qui blessent et des mots qui abîment, des questionnements sempiternels et d’une certaine forme de nostalgie dissimulée sous une bonne couche de sarcasme. Ce sont ces souvenirs qui la tiennent sur ses gardes, alerte, en tout temps.

Elle se souvient aussi des séances interminables chez la psychothérapeute. Par contre, elle ne se rappelle plus à quel moment exactement ça s’est produit. Mais cette matinée là, le soleil baignait aussi par la fenêtre, dans le bureau d’une petite dame flanquée de lunettes trop grandes pour son visage, qui écrivait frénétiquement sur un cahier orange et jaune, et qui machonnait l’embout de son stylo quand elle n’avait plus rien à écrire, et qui posait des questions comme de quoi tu as le plus peur exactement, Vera ? Elle ne se rappelle plus de l’âge qu’elle avait, sans doute pas l’âge de répondre "des monstres sous le lit" et pas encore l’âge de dire, j’ai peur de la vie, des papiers à remplir, de mourir en avion, des araignées, de me tromper. Alors, elle a répondu qu’elle avait peur de devenir comme Maman. On ne peut pas dire que ce soit sa peur primaire, aujourd’hui, bien qu’Addison soit un sujet constant d’angoisse, il est vrai, mais plutôt pour ce qu’elle représente que pour ce qu’elle est. Ce souvenir là, elle s’en souvient comme s’il était précieux, alors qu’il est sans aucun intérêt.

Le souvenir de Tess sous le drap en satin gris, le rouge aux joues, les cheveux légèrement en bataille, est un souvenir qu’elle aimerait garder pour toujours. Elle voudrait prendre la jeune femme en photo avec un de ces appareils instantanés qui sortent une photographie développée directement - évidemment, elle n’a rien de tel sous la main, et elle n’oserait pas, de toute façon, poser la question. Pourquoi est-ce qu’elle aurait besoin de graver ce souvenir, elle qui, de toute façon, n’est dotée que d’un coeur de pierre, intolérant à la frustration, allergique à l’amour ?

Elle laisse s’étirer encore un peu le silence qui règne dans la pièce, sourit à Tess et se met sur le dos, pour s’étirer un peu, attraper un paquet de cigarettes qui traînent sur la table de nuit, au dessus d’un magasine de mode, d’un paquet de chewing-gums et d’autres choses inutiles.

- Ca t’ennuie si je fume ? elle murmure, pour ne pas déranger le silence.

Elle se retourne de nouveau, pour faire face à Tess, cette fois, plisse un peu les yeux pour s’initier à la photographie mentale. Elle se sent un peu coupable, elle a l’impression qu’elle est en train de faire une bêtise, que quelqu’un, quelque part, va venir l’engueuler comme lorsqu’elle était gamine. Elle ne sait pas quoi dire, mais ce n’est pas très étonnant. Tess est bien plus douée qu’elle pour ça, et le silence n’a jamais trop dérangé Vera. D’habitude, elle s’enfuit, ou elle chasse. Elle n’a pas l’habitude de rester là, à partager les draps.